Étranger


Par Nicolas Finet
éditeur, auteur, journaliste, ancien programmateur Asie du Festival d’Angoulême

BD coréenne en France : état des lieux

BD coréenne en France : état des lieux



Il y a vingt ans, la bande dessinée coréenne n’existait pas.

Enfin, précisons tout de suite le sens de cet intitulé provocateur : n’existait pas aux yeux des Français, bien sûr. Mais alors pas du tout. L’auteur de ces lignes, alors contributeur de la programmation du festival d’Angoulême, principal événement français consacré à la bande dessinée, se souvient encore de l’expression incrédule affichée par la majeure partie des journalistes spécialisés à l’annonce d’une programmation coréenne pour l’édition 2003 du festival, à l’occasion du trentième anniversaire de la manifestation.

Une exposition de bande dessinée coréenne ?! Mais quelle bande dessinée coréenne ?? Voilà ce que signifiait le rictus communément partagé par les « spécialistes » es 9e art, dont pas un, faute d’avoir eu la simple curiosité de se rendre en Corée, ne s’était imaginé qu’il puisse exister sur place une bande dessinée locale.

On sait ce qu’il en est, bien sûr. Comme presque partout ailleurs sur la planète, les premiers strips coréens, contemporains de l’essor de la presse quotidienne de grande diffusion, datent des toutes premières années du XXe siècle – 1909, pour être exact. Par la suite, ni les éditeurs ni les auteurs coréens n’ont attendu que l’Occident s’intéresse à eux pour déployer sur leur marché national une offre de manhwa copieuse, qualitative et diversifiée. Et lorsque, passée l’incrédulité initiale, les médias comme les publics français et européens ont finalement pu entr’apercevoir cette richesse grâce à la grande exposition « La dynamique de la BD coréenne », créée à Angoulême en janvier 2003 et historiquement première fenêtre ouverte en Europe sur les manhwa, quelque chose a enfin changé.



Dès lors, il est devenu possible pour ces créateurs et ces éditeurs d’espérer faire connaître leur travail de ce côté-ci du monde, en dépit du statut hégémonique des productions japonaises sur les marchés d’Europe de l’ouest. Peu à peu, timidement d’abord puis de manière plus volontariste au fil des années, les premiers titres coréens traduits ont vu le jour, puis les premières séries, prélude à ce qui est devenu aujourd’hui, presque deux décennies plus tard, la conquête la plus spectaculaire de la bande dessinée coréenne : les plates-formes de webtoons. Que de chemin parcouru !

Rendons aux pionniers leur dû, c’est historiquement à un libraire bruxellois que l’on doit la toute première traduction en français d’une bande dessinée coréenne – la préhistoire du genre, en quelque sorte. On est au milieu des années 1990 et Yves Schlirf, c’est le nom de ce libraire proche du groupe Médias Participations (Dargaud, Le Lombard, Dupuis, etc., autrement dit le numéro un de l’édition de bandes dessinées en Europe), fait partie des rares professionnels européens à avoir l’intuition que les prochaines innovations qui marqueront le 9e art vont venir d’Asie.

Persuadé de ce qu’il avance (à raison), Schlirf parvient à convaincre Médias Participations d’investir dans la création d’un label spécialisé et c’est ainsi que les éditions Kana voient le jour en 1996, avec la traduction de… deux titres coréens de Lee Hyun-se initialement publiés en Corée par Daiwon : Angel Dick et Armagedon. C’est alors la toute première fois que des créations coréennes de bande dessinée sont ainsi traduites dans le monde francophone.

Mais sans doute Yves Schlirf s’est-il lancé un peu trop tôt : aucun des deux titres de Lee Hyun-se ne trouve son public (la série Armagedon sera même arrêtée avant le terme prévu), ce qui conduit les éditions Kana – devenues depuis, grâce à des best sellers comme Naruto, l’un des trois poids lourds de l’édition de manga en langue française – à privilégier des options japonaises (Saint Seiya, Detective Conan…) qui, elles, ne tardent pas à rencontrer les attentes du lectorat, avec le succès que l’on sait.

Après ce faux départ, les auteurs et les éditeurs coréens vont devoir attendre plusieurs années pour avoir l’opportunité de revenir sur la scène européenne. Ce sera chose faite avec l’exposition de 2003 à Angoulême. Grâce au travail de défrichage de cette expo (et il faut en créditer le commissaire général de cette opération, expert en bande dessinée, l’universitaire Sung Wan-kyung, avec qui j’ai assuré à l’époque, côté français, la coordination générale de cette initiative) et désormais convaincus de pouvoir puiser dans un vivier créatif d’une grande diversité, des éditeurs se lancent, en France, en Belgique, en Suisse, d’abord timidement, puis de plus en plus nettement au fil des années 2000.

Certains choisissent d’emblée de se spécialiser, comme les labels Tokebi (la série Priest de Hyung Min-woo) ou Saphira (Demon’s Diary de Kara et Lee Ji-Hyong, Marine Blue d’Eo Suk-il) du groupe aujourd’hui disparu SEEBD, ou encore le label Kami (Mille et une nuits, de Han Seung-hee) du groupe lui aussi disparu Tournon ; d’autres sont des enseignes de bande dessinée franco-belge classiques qui « testent » avec plus ou moins de persévérance le potentiel du manhwa : Paquet (La Bicyclette rouge, de Kim Dong-hwa, la série Le Bandit généreux de Lee Doo-ho), Casterman (les trilogies Fleur de Park Kun-woong et Histoire couleur terre de Kim Dong-hwa, puis toute une collection, Hanguk, exclusivement dédiée à la bande dessinée coréenne), Soleil (la série Palais de Park So-hee, ainsi que la défunte collection Gochawon), Bamboo, Sarbacane, Clair de Lune ou encore 6 Pieds sous terre en partenariat avec Au Diable Vauvert (Femmes de réconfort : esclaves sexuelles de l’armée japonaise, de Jung Kyung-a).

Dans les premiers temps de cette expansion de la bande dessinée coréenne dans le monde francophone, même les acteurs « installés » de la filière du manga, très majoritairement tournés vers le Japon, font ponctuellement place aux manhwa coréens, comme les éditions Ki-oon (Witch Hunter, WarLord, Hell Blade) ou le précurseur Kana, qui publie par exemple dès 2005 des auteurs de qualité comme Byun Byung-jun (Cours, Bon-gu !, Mijeong), Choi Kyu-sok ou Byun Ki-hyun (Nouilles Tchajang).

Le cœur de cette montée en puissance s’affirmera au cours de la seconde moitié des années 2000 : près de 260 titres coréens sont traduits et publiés en librairie en 2006 (ce sera, jusqu’à ce jour, une sorte de record), 130 l’année suivante et autour d’une centaine par an jusqu’en 2012. La politique éditoriale menée en l’espèce par les éditions Casterman (éditeur historique de Tintin dans l’espace francophone) est un bon exemple de l’effort consenti alors par les maisons d’édition françaises pour faire émerger le manhwa. Outre des auteurs comme Kim Dong-hwa, Park Kun-woong ou Chaemin, dont certains des titres sont publiés au sein des labels existants de l’éditeur, une collection spécifiquement créée à cette fin, Hanguk, accueille les nouvelles recrues coréennes de la maison. Près d’une quarantaine de titres seront ainsi publiés chez Casterman sur une demi-douzaine d’années, avec au générique des auteurs comme Choi Kyu-sok, Byun Ki-hyun, Kang Full, Kang Do-ha, Lee Hee-jae, Kim In-ho, Oh Se-young, Park Heung-yong, Han Hye-yeon, Hong Jac-ga, Suk Jung-hyun, etc.



Pour en savoir plus : https://www.coree-culture.org/bd-coreenne-en-france-etat-des,4999.html