Étranger

“Le palais est soumis à des règles très strictes. Un homme du commun ne doit pas s’y attarder trop longtemps.” - Mémoires d’une reine de Corée, p. 172



Le témoignage de Pierre Loti

Pierre Loti (1850-1923), de passage à Séoul en 1901, s’installe dans un hôtel, juste en face du palais, le palais Deoksu, le centre du pouvoir sous l’Empire de Corée (1897-1910). Du palais même, il ne voit rien, si ce n’est le mur d’enceinte qui protège celui-ci. « à la splendeur de juin », écrit-il, dans la troisième jeunesse de Madame Prune [1], « qui est là-bas rayonnant et limpide plus encore que chez nous, je me souviens de m’être posé pour quelques jours dans une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l’empereur de Corée, juste en face de la grande porte (…) Ce palais de l’empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à ma fenêtre on n’en pouvait rien voir, que l’enceinte morose et le grand portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise ». Une fois cependant la relève de la garde assurée, il assiste à la noria des ministres qui se rendent au conseil, qu’il décrit sur un mode pittoresque. « La parade finie, c’était l’heure des audiences et des Conseils. Alors, dans d’élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux personnages en robe de soie à fleurs coiffés de ce haut bonnet, - avec deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des antennes – qui s’est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et, tandis que les abords du portique rouge s’encombraient de toutes ces belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par terre, je regardais ces gens de Cour gravir l’un après l’autre les marches du seuil impérial, puis disparaitre dans le palais : dignitaires antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant ; sous leur costume d’apparat, ils avaient l’air de grands insectes, aux têtes compliquées, aux élytres chatoyantes ».


Le conseil présidé par le roi, dans la salle du trône, est fréquemment représenté dans les albums peints de la période Joseon (1392-1910), le roi siégeant au milieu d’un parterre de conseillers et de hauts dignitaires, avec, derrière lui, le paravent aux cinq pics sur un ciel bleu de nuit, que baignent des flots tumultueux à leurs pieds, sous la lumière froide d’un soleil rouge et d’une lune blanche. Ce thème, hérité de la Chine de la période des Tang, et des paysages « bleus et verts » (9ème – 10ème s.), est transcrit à la coréenne de façon presque abstraite, et Charles Varat (1842 ?-1893) en note l’originalité et la force, quand Pierre Loti y voit une vision de cauchemar. Ce dernier l’évoque lors de sa visite des palais désertés de Séoul : le palais Kyeongbok aux pieds du mont Bukghak, siège du pouvoir royal de la Corée Joseon, détruit par l’armée d’Hideyoshi, lors de la guerre Imjin (1592-1598), en passe d’être reconstruit au temps de Daewon’gun (1820-1898), le père du roi Kojong (r. 1863-1907), avant d’être abandonné finalement, après sa profanation par l’assassinat de la reine Min, en 1895, par des hommes de main à la solde du Japon ; ou le palais Changdeok, à l’est de la ville, qui servit de palais de substitution du 16ème jusqu’au 19ème siècle. Décrivant celui-ci, Pierre Loti s’amuse des pièces d’habitation et de leur petitesse, mais tombe sous le charme de la nature omniprésente : « Les chambres des princesses étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours. Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans l’enceinte des remparts. » [2]


Loti aura l’occasion de se rendre au nouveau palais, le palais Deoksu, où le roi Kojong se réfugie, après un an d’exil dans la légation russe, et dont il entend faire le symbole d’une Corée moderne, érigée en empire. Il est en effet reçu à la cour, lors de la visite à l’empereur de l’amiral de l’escadre française. « La déception avait d’abord été complète pour nous en entrant là », écrit-il. « Aucune magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes ». Il rapporte cependant l’accueil très affable du souverain, escorté de son fils, dans le pavillon réservé aux délégations étrangères [3], construit par l’architecte russe Aleksey Seredin-sabatin (1860-1921). « On y avait jeté des tapis en hâte et apporté un grand paravent admirable en soie blanche, seul luxe de cette salle ouverte. C’est devant ce fond d’un blanc ivoire, brodé et rebrodé de fleurs, d’oiseaux et de papillons, que nous étaient apparus l’Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans une attitude consacrée, la main posée sur une petite table ; le père vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes somptueuses, toutes brochées d’or, avec des pans comme des élytres, étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques personnages officiels, interprètes et ministres se tenaient à leurs côtés en robe de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut bonnet, à antennes de scarabées, qui se portait jadis à Pékin du temps des empereurs Ming, - et qui est du reste le seul emprunt par des Coréens aux modes chinoises » [4]. S’ensuit par la suite un dîner, où les meilleurs vins de France sont servis. Mais ce qui frappe surtout Loti, c’est le spectacle offert à la nuit tombée dans les jardins du palais, notamment les danseuses qui le déconcertent par un sentiment étrange de familiarité. [5]


L’étonne le costume coréen, le fameux hanbok, avec ces longues robes, si éloignées du pantalon à la chinoise ou du kimono japonais, les couleurs vives aux contrastes tranchés, comme un écho de Watteau au bout de l’Eurasie. L’étonnent ces « invraisemblables édifices de cheveux en torsade », où la coiffure est dominée, de façon surprenante par « des petits chapeaux bergères posés là-dessus - quelque chose de notre XVIIIe français se retrouvait dans ces atours d’une mode infiniment plus ancienne ; elles avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on n’aurait imaginé des danseuses asiatiques ». Mais, ajoute-t-il, philosophe, « en Corée, tout est saugrenu, impossible à prévoir ». Et d’évoquer le ballet, auquel il se laisse prendre, en partie malgré lui : « Des serviteurs apportèrent des gerbes de pivoines artificielles, d‘une grosseur invraisemblable ; d’autres vinrent poser un petit arc de triomphe en carton peint ; - c’étaient les accessoires des danseuses tant désirées qui enfin parurent… » Et celles-ci de se lancer dans une chorégraphie envoûtante, sur fond d‘une musique « mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme exprimant la résignation à l’immense ennui de la vie » : « Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d’abord une sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un interminable jeu » - qui lui paraît puéril. « L’une après l’autre, avec des gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la frise » - « C’était lassant, et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de fascination ; il y avait de l‘élégance dans tout cela, du rythme et de l’art lointain… »



Documents Joseon


Ces danses sont soigneusement consignées dans les protocoles royaux, « uigwe », décrivant de façon très précise les cérémonies en usage à la cour de Corée, de la réception des émissaires de Chine, aux célébrations du mariage ou aux rites funéraires, qui se soldent, le plus souvent, par des processions imposantes, réglées au millimètre, où la cour se déploie dans tout son décorum [6]. Du 17ème jusqu’au 19ème siècle, les règles semblent immuables, malgré les aléas du royaume. L’ensemble dresse un tableau saisissant par sa rigueur et la minutie des détails, au point d’avoir été classé par l’UNESCO en 2007 dans la rubrique « Mémoires du monde ». S’ils ne sont pas tous illustrés, ces protocoles royaux sont une mine de renseignements sur la vie du palais sous la Corée Joseon, et les complètent les Annales de chaque règne, précieusement archivées. Ceux qui ont des images, peintes très soigneusement, adoptent toujours le même parti, multipliant les points de vue, à fin documentaire, pour éviter tout chevauchement des figures, chacune étant positionnée au vu de l’évènement, selon des règles strictes, sur un fond blanc et neutre, avec son identification précise. Les cavaliers, qui escortent le cortège, sont ainsi évoqués de profil, décrits en file indienne, situés de part et d’autre, les uns la tête en bas, les autres la tête en haut, mais sont dépeints de dos dès qu’ils se trouvent derrière le palanquin, au centre de la composition. L’Ambassadeur de Chine envoyé en mission à la cour de Séoul, en 1866, souligne, comme Loti, l’étrangeté du royaume et ce curieux sentiment de distance et de proximité. « Les mœurs de la Corée », écrit-il, « sont d’une simplicité extrême. Excepté dans le palais du roi, je n’y ai vu aucun objet d’art ».


Et d’ajouter : « Dans toutes leurs manières, les Coréens ont gardé les vieilles traditions. Leur langue écrite est la même que la nôtre, mais leur langue parlée est différente, et, sans l’aide du pinceau, il nous serait impossible de nous faire comprendre » [7]. Les protocoles royaux décrivent ainsi l’investiture du prince héritier et le défilé qui le mène jusqu’au roi : au centre, le palanquin où se trouve la missive royale, avec celui du prince qui répond à cette invitation. De même, les rites liés au mariage sont détaillés de façon minutieuse dans les différentes étapes d’un processus qui s’étale quasiment sur un mois, notant chaque fonctionnaire, chaque service impliqué, chaque objet nécessaire ou qui est à créer pour la cérémonie, le sceau en or de la reine et le livre de jade, les drapeaux de la garde d’honneur, les paravents pour décorer les lieux. On suit le déroulement de cette opération où rien n’est laissé au hasard, au rythme du palais, des sélections successives pour identifier celle qui sera la reine à son accueil par ses nouvelles belles-sœurs, une fois le mariage accompli : cela va de l’envoi des cadeaux à la famille de la princesse choisie, à la sélection de la date du mariage avec les astronomes ; de la visite du roi à la résidence temporaire qui abrite la future épousée à la lettre d’invitation qu’il rédige pour les festivités, sans oublier le détail du banquet, des mets qui seront servis et des couverts prévus pour l’occasion. Le point fort, toutefois, reste la procession qui mène la future reine de sa résidence provisoire au cœur même du palais pour la cérémonie, le jour du mariage retenu, le palanquin de la princesse étant suivi par d’autres, de taille plus petite, chacun abritant un objet utile pour le rituel, et chacun escorté de servantes et de gardes, à pied ou à cheval.


Les mêmes processions se retrouvent pour l’arrivée des émissaires chinois, venus rendre hommage au souverain défunt et accomplir les rites funéraires dans le palais Changdeok. On les voit arriver au palais escortés d’officiels coréens en grande pompe, précédés par le chef des eunuques monté sur un fier destrier. Les protocoles illustrent aussi les scènes de musique et de danse, les banquets officiels, notant à l’occasion les paravents qui servent de décor, notamment celui qui évoque les « dix symboles de longévité », un thème spécifique à la Corée Joseon, inconnu en Chine et au Japon, mais également le thème des livres et des bibliothèques, « Chaekkado », celui des paysages et des calligraphies, « munbangdo », voire celui de la retraite heureuse du général Guo Ziyi noté sur les inventaires du palais pour la première fois l’année 1802, cela sans oublier des thèmes plus classiques, comme celui des « fleurs et des oiseaux », « Hwajodo », ou celui des « pivoines et des rocs », « morando ». Le Musée National du Palais qui conserve le souvenir de cette vie de cour en présente quelques très beaux exemples et les toutes premières photographies montrent que le roi ne dédaigne pas parfois de se faire portraiturer devant. Seize albums, aujourd’hui au musée de l’université Koryo, donnent une idée du cadre de vie, dressant une vue panoramique du palais Changdeok à Séoul, « Dongwoldo ». Celle-ci permet de mieux réaliser l’immense superficie couverte avec son accumulation de pavillons résidentiels et officiels, de cours et de jardins, de lacs et de rivières, cela sans oublier le bâtiment de la bibliothèque royale que fit bâtir, en 1776, un monarque lettré comme Chongjo (r. 1776-1800), dans le « palais de derrière », l’actuel « Piwon » - qui avait tant frappé Pierre Loti par son caractère bucolique.


La mère du roi Chongjo, Dame Hong, donne une vision de l’intérieur de la vie au palais dans un récit plein de pudeur [8], où elle relate la fin de son époux, le prince Sado (1735-1762), qui périt tragiquement, enfermé dans un coffre sur l’ordre de son père, le roi Yongjo (r. 1724-1776), pour cause de désordre mental. Elle suggère comme cause de l’instabilité du prince son enfance isolée, loin de ses propres parents, obligé d’occuper, tout jeune, le palais du prince héritier et livré par là-même aux commérages des servantes et des eunuques, censés assurer son service, et qui ne se privent pas de médire de sa mère, Dame Sonhui, ex-concubine royale promue aux plus hautes dignités, à côté de la reine, pour avoir su donner un héritier au trône. Elle évoque sa propre appréhension quand elle s’avère choisie comme la future épouse d’un prince qui n’est guère qu’un enfant [9] et qu’elle se doit de quitter sa famille pour entrer dans cet univers clos que constitue le palais, un univers coupé du monde aux codes et aux règles très strictes. Elle note sa crainte de chaque instant de ne pas être ponctuelle aux rituels obligés. Maurice Courant (1865-1935), dans son « Répertoire historique de l’administration coréenne » [10], liste les différents services chargés de leur bon déroulement, une véritable mécanique, rodée dans les moindres détails, qui n’empêche pas toutefois les intrigues et les luttes de faction au point de se gripper parfois, comme au temps du roi Yonsan (r. 1494-1506), qui, suspectant l’empoisonnement de sa mère, se raidit dans une attitude brutale et despotique. Mais, si le roi semble avoir tous les droits, il est loin toutefois d’avoir tous les pouvoirs. Il doit se conformer aux exigences des Rites, qu’un ministère, créé spécialement pour cela, veille à faire appliquer de façon scrupuleuse.



La reine Min, dernière reine de Corée


Dans ce monde fermé où le roi vit reclus, à part de rares visites sur la tombe de ses pères, où les eunuques se complaisent aux intrigues et aux jeux d’influences, il n’est pas rare de voir une femme s’imposer dans cet univers masculin. C’est le cas de la reine Min (1851-1895), même si cela va entraîner sa perte. Isabella Bishop (1831-1904) qui fut reçue en audience privée à différentes reprises, au début de 1895, en fait un portrait particulièrement attachant [11]. Elle décrit une femme d’une réelle beauté, d’une quarantaine d’années, légèrement plus âgée que son mari, la peau pâle, les cheveux d’un noir de jais, le regard aiguisé et froid. Elle souligne sa force de caractère et son intelligence, à côté d’un époux visiblement plus malléable et faible, mais aussi l’amour immodéré qu’elle témoigne à son fils qu’elle couve comme toute mère coréenne et pour lequel elle n’hésite pas à faire appel aux chamanes ou bien aux moines bouddhistes, redoutant qu’un fils né d’une concubine ne soit nommé prince héritier à sa place. Durant tout l’entretien, la mère et le fils se tiennent par la main. Celle qui va périr assassinée à la fin de l’année est pleinement engagée dans les luttes politiques intérieures du royaume, faisant pièce en même temps à la politique annexionniste du Japon. « Sa vie était une bataille », écrit Isabella Bishop. « Elle avait lutté avec tout son charme, toute sa finesse et sa sagacité pour le pouvoir, pour la dignité et la sécurité de son mari et de son fils, et pour la chute de Daewon’gun. Elle avait coupé court à bien des vies, sans pour autant violer la tradition coréenne et les usages locaux » [12]. Par là-même, « elle était entourée d’ennemis, tous rendus aigris par son talent et par sa force, puisqu’elle avait réussi à placer les membres de sa famille à presque tous les postes clés de l’Etat » [13].


Mais, comme il est dit dans les Mémoires d’une reine de Corée [14], non sans sagesse, « chacun savait que régnait à la cour la précarité des postes et la fragilité des privilèges ».


— 
Notes
[1] Pierre Loti, La troisième jeunesse de Madame Prune, Paris, éditions Kailash, 2000, p. 162-164.
[2] Pierre Loti, op. cit., p. 176-177.
[3] Jeonggwan-heon, premier bâtiment occidental dans l’en- ceinte du palais, achevé en 1900. Le roi Kojong aimait à s’y détendre et y prendre son café.
[4] Pierre Loti, op. cit., p.177-178.
[5] Pierre Loti, op. cit., p.181-183.
[6] Yi Song-mi, « Introduction to the uigwe documents of the Joseon dynasty », Séoul, 2011.
[7] Journal d’une mission en Corée par Koei-Ling, Ambassadeur de S.M. l’Empereur de la Chine près de la Corée en 1866, F. Scherzer trad., Paris, Ernest Leroux éditeur, 1877, p. 29-30.
[8] Mémoires d’une reine de Corée, Picquier poche, Paris, 2002.
[9] Le prince Sado est âgé de dix ans, quand il se marie.
[10] Collège de France, Paris, 1986.
[11] Korea and her neighbours, Londres, 1905.
[12] Op. cit., 2ème partie, p. 43.
[13] Idem.
[14] p. 147


Pour plus d’information : https://www.coree-culture.org/-dossier-special,418-.html