Par la journaliste honoraire de Korea.net Nicole Bergeaud de France

En octobre 2023, j’ai rencontré Jihee et Haewon Shin à Séoul. Le parcours de ces deux sœurs est profondément lié au marché de Dongdaemun, le cœur vibrant de la mode coréenne. Fortes de 20 ans d’expérience, elles sont aujourd’hui respectivement cofondatrice et directrice mode d’une startup innovante et engagée. Intéressées par mon expérience dans la mode à Paris, elles m’ont invitée dans leur bureau du Seoul Fashion Hub pour un échange qui a continué depuis. Jihee Shin vous dit tout sur l’industrie de la mode coréenne.

Nicole Bergeaud : Jihee, présentez-nous le marché nocturne de Dongdaemun.

Jihee Shin : C'est bien plus qu'un simple marché de nuit. C'est l'épicentre de la mode coréenne, l’endroit où la K-Fashion est née. Dans un rayon de deux kilomètres, on y trouve tout, des matières premières aux produits finis avec la capacité de fabriquer en deux jours. C'est un labyrinthe animé de plus de 30 000 boutiques spécialisées, ouvertes du coucher du soleil à l'aube. Ce marché de la mode brille de mille feux à la nuit tombée, grouillant de vie et de créativité. C'est pour cela que nous avons nommé notre entreprise Owl Society.


Quid de la durabilité dans la mode coréenne ?

Jusqu'à récemment, l'accent était mis surtout sur la production de nouveaux produits, avec des tentatives insuffisantes de revente de marchandises en surstock. Aujourd’hui, la durabilité prend de plus en plus d'importance avec notamment le recyclage, la reconception, l'upcycling et la mode consciente, en réponse aux préoccupations croissantes des consommateurs concernant les impacts environnementaux. Tout au long de notre parcours dans l'industrie de la mode, la gestion des stocks nous est apparue comme un défi majeur. Avec mon associée, nous avons créé Shakalaka, une plateforme et une application pionnières de revente de stocks excédentaires, directement des fabricants aux consommateurs.

Tout au long de notre parcours dans l'industrie de la mode, la gestion des stocks nous est apparue comme un défi majeur. Nous avons créé Shakalaka, une plateforme et une application pionnières de revente de stocks excédentaires, directement des fabricants aux consommateurs. La revente est une solution puissante pour lutter contre la pollution de l'environnement, réduisant la fabrication et préservant ainsi les ressources naturelles. Ce modèle d'affaires circulaire pourrait réduire les émissions de gaz à effet de serre d'environ 143 millions de tonnes d'ici 2030. Il est aussi intéressant pour les consommateurs en ces temps de récession prolongée, ce qui le rend crucial.

Très tôt, vous vous êtes intéressées à une industrie de la mode plus responsable ?

Mon parcours vers une mode durable a commencé en 2008 sur le marché de gros de Dongdaemun avec l'introduction de sacs biodégradables fabriqués à partir d'amidon de maïs et le lancement d'une ligne biologique certifiée GOTS (Global Organic Textile Standard) offrant aux consommateurs toutes les garanties d’une production respectueuse, des matériaux aux produits finis. Sur notre plateforme Shakalaka, nous revendons des produits en surstock venant de petites entreprises coréennes en gros à des boutiques à l'étranger ainsi qu'à des influenceurs à la recherche de K-fashion. Certaines commandes ont atteint plus de 100 000 $ de la part d'influenceurs thaïlandais et malaisiens.


Je suis impressionnée par la bonne qualité des vêtements Made in Korea, où sont-ils fabriqués ?

Les produits étiquetés Made in Korea sur le marché de gros de Dongdaemun sont fabriqués dans des usines de différentes tailles situées à moins de 30 minutes, à Séoul. Elles privilégient l'efficacité, la flexibilité et la rapidité pour répondre aux demandes, que ce soit pour des articles haut de gamme ou à bas prix, de qualité médiocre… il y en a aussi ! Chez Shakalaka, nous sélectionnons soigneusement des marques connues sur le marché, dans le Top 20 des marques les plus importantes. Ces marques maintiennent une identité de marque claire et possèdent une excellente qualité en termes de conception, de matériaux et de style.

Dans quels pays d'Asie et au-delà Dongdaemun est-il le plus célèbre ?

Plus de 70 % des ventes proviennent de pays géographiquement proches tels que la Chine, Taïwan et le Japon. Certaines marques et boutiques en ligne bien connues aux États-Unis et en Europe se sont aussi imposées comme des marques à la mode en s'approvisionnant auprès de marques de Dongdaemun.

Comment est-ce que le gouvernement coréen soutient l’industrie de la mode ?

Il a mis en œuvre plusieurs initiatives visant à favoriser la croissance et améliorer la compétitivité à l'international, résumées ici en quatre points principaux.

- Il fournit des plateformes d'exposition aux créateurs de mode et aux marques pour présenter leur travail au niveau national et international. Il soutient des événements de mode internationaux comme la Fashion Week de Séoul, offrant aux créateurs émergents la possibilité d'entrer sur le marché mondial et de présenter les dernières tendances de la mode coréenne.

- Il soutient l'éducation et le développement des talents. Cultiver les talents créatifs est essentiel pour la croissance durable de l'industrie de la mode. Par exemple, le Seoul Fashion Hub, où se trouve notre siège social, est presque gratuitement mis à disposition par la ville de Séoul pour les startups et les marques de mode, offrant des bureaux, des commodités, des programmes de formation liés aux affaires et un soutien pour l'acquisition de droits de propriété intellectuelle, afin de former les futurs leaders.

- Il offre des possibilités de financement avec plusieurs programmes de soutien financier pour les startups de la mode et les petites et moyennes entreprises. Ces programmes aident les entreprises qui ont besoin de fonds pour démarrer, pour l'expansion de leurs activités, pour la recherche et développement, etc.

- Il facilite les partenariats à l'international. Des institutions publiques telles que la Fédération de l'industrie textile aident les entreprises de mode coréennes à pénétrer les marchés étrangers en subventionnant les coûts de participation à des salons et en fournissant des espaces de bureaux dans le monde ainsi que des opportunités de réseau avec des acheteurs étrangers.

Le gouvernement coréen jette ainsi les bases d'une croissance continue de l'industrie de la mode coréenne et d'exploration de nouvelles opportunités sur le marché mondial, jouant un rôle crucial dans la reconnaissance internationale du caractère unique et de la compétitivité de la mode coréenne.


Selon vous, quelles sont les principales différences entre la mode coréenne et la mode française ?

Elles ont en commun l'élégance mais il existe des différences significatives. La mode coréenne est réputée pour sa capacité d'adaptation rapide et son approche innovante, réagissant avec sensibilité aux changements du marché, en adoptant les nouvelles tendances et en présentant en permanence une variété de designs à un rythme rapide. La mode française, enracinée dans l'artisanat et les savoir-faire traditionnels, affiche un classicisme intemporel.

De plus, les modes de distribution sont différents. La Corée utilise activement les plateformes numériques et les marchés en ligne pour livrer rapidement des produits de mode aux consommateurs, tandis que la France met l'accent sur la distribution par le biais de boutiques traditionnelles et de magasins de luxe. Ces différences reflètent le contexte culturel et les exigences du marché de chacune des deux industries.

La différence culturelle la plus notable que j'ai observée réside dans la distribution, de la commande à la fabrication des produits. À Dongdaemun, les fabricants/les marques produisent à l'avance de nouveaux articles pour la saison et les vendent à des revendeurs. Cela permet une réponse rapide du marché et une adaptation agile aux tendances de la mode en constante évolution. Cependant, cette approche comporte le risque d'invendus, ce qui fait de la prévision et de la gestion des stocks un enjeu crucial. En revanche, le système de distribution français consiste principalement à prendre les commandes des boutiques et des concept stores une saison à l'avance, puis à produire en conséquence. Ce système de précommande permet de prédire la quantité de produits qui seront vendus avant la production, ce qui réduit considérablement la charge des stocks. Cette approche du sur-mesure en France se fait souvent par le biais de précommandes avec des revendeurs lors d'événements tels que des salons professionnels.

Ces deux approches différentes reflètent les caractéristiques et les demandes de chaque marché, avec des avantages et des inconvénients distincts dans la gestion des stocks et les stratégies de réponse au marché. Personnellement, l'expérience de ces différences m'a fait réaliser l'importance de tirer parti des avantages de chaque méthode.

La mode française est-elle encore aujourd'hui une source d'inspiration pour les créateurs coréens ?

Oui, de nombreuses marques de mode et des coréens (dont moi-même) s'inspirent du style « chic à la française » une élégance sophistiquée sans effort et apparemment sans fioritures. L'un des éléments fondamentaux étant le principe du « Less is More » une élégance et une sophistication profondes dans une simplicité discrète. Après la pandémie, un nouveau terme est apparu en Corée : le « kuankku » qui signifie « faire beaucoup d'efforts, sans que ça se voit ». Les marques de mode coréennes ont adopté ce concept dans leurs collections à travers des lignes épurées, des designs minimalistes et le choix de matériaux luxueux.

Existe-t-il une réglementation pour les copies de marques en Corée ?

Oui, une réglementation stricte est appliquée contre les contrefaçons par le biais de lois sur les marques et les droits d'auteur. La loi coréenne interdit la reproduction ou l'imitation non autorisée des logos, dessins et noms des marques. Les violations peuvent entraîner des sanctions allant d'amendes à des peines d'emprisonnement. Ces mesures jouent un rôle crucial dans la protection de la propriété intellectuelle des marques et le maintien de leur valeur.


Vous travaillez à Dongdaemun depuis deux décennies, quels sont les changements que vous avez remarqués ?

J'en ai observé quatre qui ont fondamentalement modifié la structure et le fonctionnement du marché de nuit de Dongdaemun, les différents métiers s'efforçant constamment de s'adapter à un nouvel environnement.

L'essor des magasins de détail. Initialement, l'émergence de grands centres commerciaux comme Migliore et Doota ont fait le succès de Dongdaemun mais, au fil du temps, la concurrence entre ces centres commerciaux s'est intensifiée, entraînant une détérioration de la rentabilité et même le déclin de certains d’entre eux.

L'essor des centres commerciaux en ligne : les achats en ligne ont révolutionné la culture de consommation de la mode. La médiatisation de gains rapides grâce aux achats en ligne ont attiré de nombreuses personnes novices. Cela a conduit à des problèmes découlant de la guerre des prix et de l'ignorance des lois fiscales, rendant la concurrence sur les prix encore plus féroce.

L'émergence des grossistes chinois : l'augmentation des voyages à l'étranger a provoqué une augmentation de leurs commandes. Les principaux centres commerciaux en ligne ont augmenté leur propre production, réduisant considérablement leurs commandes sur le marché de Dongdaemun, ce qui a accru la dépendance du marché de gros vis-à-vis de la Chine.

L'impact des smartphones et de la pandémie de COVID-19 : les smartphones ont révolutionné la façon dont les commandes sont passées. Il n'est plus nécessaire de se rendre physiquement sur le marché, ce qui améliore et facilite considérablement les transactions. L'activité du marché de gros hors ligne a beaucoup diminué avec la pandémie, d’où l'importance de ces plateformes en ligne et des transactions numériques.

Quelles sont les dernières tendances ?

Dans la mode d'aujourd'hui, l'absence d'une tendance dominante singulière devient elle-même la tendance, mettant en évidence un glissement vers des micro-tendances qui reflètent des modèles de consommation plus individualisés. Par conséquent, l'achat de mode ne consiste plus seulement à acheter des vêtements. Il s'agit pour les consommateurs de rechercher des marques qui correspondent à leurs goûts personnels et à leurs préférences.

De plus en plus, les consommateurs préfèrent les marques appartenant à des influenceurs ou des personnalités, prêts à dépenser davantage pour la qualité des produits et la communication de la marque plutôt que de simplement payer pour la marge associée à la distribution. Le modèle de distribution B2B2C traditionnel a depuis longtemps perdu son avantage concurrentiel en matière de tarification.

Les grossistes, conscients de ce changement, vont aujourd'hui au-delà de la simple vente de vêtements. Ils se concentrent sur la vente de l'identité de leurs marques de vente en gros. Ils se lancent à nouveau en tant que marques de créateurs sur des plateformes comme Musinsa et W Concept, ce qui signifie un départ du marché de gros traditionnel pour adopter une identité de marque.

En conclusion, pour le Dongdaemun Night Market, l'accent ne doit plus être mis uniquement sur la vente de vêtements mais sur l'exploitation et la vente des identités de marque. Cela signifie qu'à l'avenir, il faudra mettre davantage l'accent sur la commercialisation de Dongdaemun en tant que marque.

Merci beaucoup Jihee Shin pour votre temps et merci aussi à Haewon Shin, à l'initiative de notre rencontre au Seoul Fashion Hub !

Interview réalisée en personne à Séoul en octobre 2023 et par mails.

Le marché de nuit est ouvert à tous même si les transactions sont codifiées. Il s'agit après tout d'un marché professionnel… J'ai été très surprise par sa taille et par sa modernité, par ses horaires aussi : de 20 heures à 5 heures le lendemain matin !


Liens utiles

- Le Dongdaemun Market sur le site visitseoul.net
- Le site du Seoul Fashion Hub
- Le site de Shakalaka


Cet article a été rédigé par une journaliste honoraire de Korea.net. Présents partout à travers le monde, nos journalistes honoraires partagent leur passion de la Corée à travers Korea.net.

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