Cuisine & voyage

18.08.2023



Par Charles Audouin et Park Jinseo

C’est en début d’après-midi que j'ai frappé à la porte de l’atelier de Kang Hye Ri, situé près du port de Hyeopjae, à l’ouest de l’île de Jeju. La raison de ma venue ? Ramasser les coquillages et autres fruits de mer cachés au fond de l'océan, comme le font depuis des décennies les plongeuses de Jeju.

Vigoureuse trentenaire, cheveux teintés en blond, Hye Ri ne ressemble pas aux plongeuses de Jeju, les « haenyeos », qu'on peut voir dans les documentaires sur la Corée. « Il y a environ 200 jeunes haenyeos à Jeju, mais l’énorme majorité d'entre nous a plus de 70 ans. Il y a même une vingtaine d'hommes », explique-t-elle. Si autrefois, les hommes étaient nombreux à exploiter les ressources marines de cette île volcanique du sud de la péninsule coréenne, les mutations sociales et économiques ont fait que les femmes ont pris le relais. À Jeju, ce sont elles qui perdurent la culture de ce travail si particulier.

En coréen, le travail des haenyeos se nomme « muljil ». Il s’effectue en fonction des périodes de floraison des algues et de reproduction des animaux marins. Par exemple, la période de récolte des ormeaux se déroule de janvier à septembre, celle de l’agar-agar de mai à octobre.

Une statue à l’effigie des haenyeo, près de Gujwa, à Jeju. © Charles Audouin

Une statue à l’effigie des haenyeo, près de Gujwa, sur l'île de Jeju. © Charles Audouin / Korea.net


Les conditions de travail ne sont pas faciles. En plus des périodes de récolte à respecter, les haenyeos doivent aussi faire avec les caprices de la mer et de la météo. Nombreux sont donc les jours où elles restent sur la terre ferme. « La mer doit accepter de nous recevoir si l'on veut aller travailler », me dit Hye Ri, qui plonge depuis sept ans. « La majorité des gens croient que nous sortons en mer tous les jours, alors qu’en réalité, nous ne plongeons que dix à quinze fois par mois, grand maximum », précise-t-elle.

Jusque dans les années 70, l’équipement des haenyeos était rudimentaire. C’est l’arrivée de la combinaison de plongée, de la ceinture en plomb et des palmes qui leur a permis de pouvoir plonger plus loin, plus profond, et plus longtemps. Une capuche, des gants, des lunettes de plongée, accompagnés du « taehwak », objet indispensable qui fait office de bouée et de filet de pêche, et d'un crochet pour déloger les oursins, appelé « kkakkugi », et vous avez la panoplie complète de la haenyeo. L'utilisation de bouteilles d'oxygène, interdite, n'empêche cependant pas ces femmes de plonger, en apnée, jusqu’à 20 mètres de profondeur.

La première étape avant de plonger et de s'allonger sur le ventre et de regarder vers le fond de l'eau. Si les débutants peuvent s'aider d'un tuba, les haenyeos, elles, plongent sans. © Équipe d’édition OSSC

La première étape avant de plonger et de s'allonger sur le ventre et de regarder vers le fond de l'eau. Si les débutants peuvent s'aider d'un tuba, les haenyeos, elles, plongent sans. © Studio OSSC


Haenyeo : initiation

Après avoir enfilé tous ces équipements, me voilà à barboter dans l'eau fraîche mais salée de Jeju, avec Hye Ri à mes côtés. Le masque de plongée sur le nez, je m'allonge sur le ventre et immerge mon visage dans l'eau. Difficile de ne pas s’émerveiller devant une vue digne d’un documentaire marin, où les poissons slaloment entre les grandes algues qui dansent au gré des courants. Les oreilles un peu bouchées mais les yeux bien ouverts, j’en ai profité pour repérer quelques coquillages cachés entre les rochers.

Plonger est beaucoup moins facile qu’il n’y paraît. Il faut déjà se sentir assez confiant de laisser ses pieds gigoter dans l’eau sans arriver à sentir le sol, puis ensuite être assez souple pour se contorsionner en deux et propulser son corps jusqu’au fond de l’eau. Sans oublier de savoir retenir assez longtemps son souffle et d’essayer de rester stable face aux remous incessants des vagues et des courants.

Il n'a fallu que quelques secondes pour que je me rende compte que mes poumons étaient déjà vidés de tout leur air. Je remonte donc à la surface pour respirer un bon coup avant de directement replonger, bien décidé à attraper ce que j’avais vu quelques secondes auparavant. Quelques essais ont été nécessaires avant que je réussisse à faire en sorte qu'une de mes mains attrape un coquillage, tout en prenant garde à ne pas le laisser retomber. Content de moi, je dépose ma trouvaille dans mon filet de pêche, qui doit toujours se trouver à proximité. C’est à ce moment précis que j’ai réalisé que les fruits de mer, dont je raffole, ne tombent pas par magie dans mon assiette.

Malgré notre différence de taille, c’est bien Jung Chunja, haenyeo depuis plus d’un demi-siècle, qui est capable de rapporter jusqu’à 100 kilos de fruits de mer (escargots de mer, ormeaux, poulpes, etc.) en une journée de travail. À Gujwa, sur l’île de Jeju, le 21 juillet 2023. © Charles Audouin

Jung Chunja, haenyeo depuis plus d’un demi-siècle, est capable de rapporter jusqu’à 100 kilos de fruits de mer (escargots de mer, ormeaux, poulpes, etc.) en une journée de travail. À Gujwa, sur l’île de Jeju, le 21 juillet 2023. © Charles Audouin / Korea.net


La mer comme lieu de travail

Une semaine après cette première expérience de plongée sous-marine, me voilà de retour à Jeju, plus précisément à Gujwa, village côtier situé à l’est de l’île. Là-bas, j’y ai rencontré Jung Chunja, 76 ans, dont 50 passés à parcourir les fonds marins à la recherche de fruits de mer. Cette septuagénaire a vécu aux côtés de la mer depuis son enfance. « Personne ne m’a enseigné la méthode idéale pour récolter les fruits de mer », dit-elle avec une certaine fierté.

Face aux risques que représente leur métier, les haenyeos ne plongent jamais seules. Elles sont également soumises à une hiérarchie stricte, qui régit leur communauté. En fonction de leur âge et de leurs aptitudes à la plongée, les haenyeos sont divisées en trois groupes comparables à des grades militaires. On distingue ainsi les « sanggun » (haenyeo de grade supérieur), les « junggun » (haenyeo de grade intermédiaire) et les « hagun » (haenyeo de grade inférieur). Ces grades définissent la place de chaque haenyeo au sein de la communauté et en particulier dans le bulteok, une structure construite en pierre et qui sert à la fois de vestiaire, de cantine et de salle de réunion. Chunja, qui peut retenir sa respiration sous l'eau entre trois et quatre minutes, est une « junggun haenyeo ».

« Le plus important quand on plonge, c’est de savoir où se trouve la marchandise », confie-t-elle. Ici, « marchandise » désigne les ressources de la mer que les haenyeos rapportent dans leurs filets.

Accompagné d’une vingtaine d’autres jeunes haenyeos en herbe, je suis donc retourné à l'eau en compagnie de Chunja. Cette fois-ci, plonger ne fut pas aussi difficile. Si bien qu'après quelques instants, poussés par les vagues, Chunja et moi nous retrouvions dans un endroit assez éloigné du rivage et des autres participants. Comme si cela avait été une journée de travail habituelle, elle disparaissait sous l’eau avant de réapparaitre quelques mètres plus loin. À chaque remontée, elle me disait la même chose, « eobsda, eobsda ! », autrement dit, « y a rien, y a rien ! ». Depuis la surface, et avec mon visage dans l'eau, je la suivais en observant ses mouvements précis et agiles qui remuaient presque sans effort chaque rocher à la recherche d'une potentielle marchandise. En plus de bénéficier d'un point de vue unique sur le travail d'une haenyeo, ces quelques minutes passées en compagnie de Chunja m'ont vraiment fait apprécier la valeur de ce patrimoine culturel unique. J’ai moi aussi bien tenté de l’imiter, mais sans grand succès. Je n’ai brassé que du sable et quelques étoiles de mer.

Des combinaisons sèchent sur des barrières en bois, près de Gujwa, à Jeju, le 21 juillet 2023. © Charles Audouin

Des combinaisons sèchent sur des barrières en bois, près de Gujwa, à Jeju, le 21 juillet 2023. © Charles Audouin / Korea.net


Dyondra, une Américaine professeure d’anglais en Corée, a elle aussi apprécié l'expérience. « Au début, j'étais un peu surprise que l’on aille directement à l’eau sans recevoir de consigne ou de formation au préalable. Mais les haenyeos ont tout fait pour nous accompagner et rassurer ceux qui en avaient besoin. Elles nous ont même aidé à trouver des escargots de mer ! Je suis contente d’avoir réussi à créer un lien avec ces "mères de l’océan", et ce malgré la barrière de la langue », raconte-t-elle.

« C’était vraiment génial d’avoir pu rencontrer ces femmes qui sont passionnées par ce qu’elles font. Je suis honorée d’avoir pu découvrir leur savoir-faire unique qui ne peut définitivement pas s’apprendre dans des manuels scolaires », confie Bibiana, une influenceuse originaire de Colombie.

Quant à moi, s'il est définitivement très peu probable que je devienne un jour une haenyeo, je repars de Jeju le ventre rempli de fruits de mer et la tête pleine de souvenirs d'une culture unique au monde, celle des haenyeos de Jeju, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO depuis 2016.

caudouin@korea.kr