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04.01.2022

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Par le Journaliste Honoraire de Korea.net Dorian HIMPENS de France

Le jeu de Baduk, connu aussi sous le nom de jeu de Go, est l'un des plus anciens jeux de société au monde. Pourtant, ce jeu de stratégie combinatoire abstrait (jeu opposant deux joueurs jouant à tour de rôle dont tous les éléments sont connus et où le hasard n’intervient pas pendant le déroulement du jeu) a encore beaucoup à nous faire découvrir et le progrès technologique peut nous aider à offrir un nouvel éclairage sur notre façon de voir et d'analyser le monde (du Baduk).

Dans cet article, nous allons nous pencher sur ce jeu et en apprendre davantage sur le célèbre joueur coréen de Baduk : Lee Sedol. Enfin, nous analyserons AlphaGo, l'intelligence artificielle de l’entreprise DeepMind qui a réussi à battre Lee Sedol sur son propre terrain lors d’une série de matchs maintenant légendaires.

Qu'est-ce que le Baduk ?

L'histoire du jeu

Le Baduk a vu le jour il y a environ 3 000 ans dans la Chine ancienne. Le mythe dit que c'est le légendaire empereur Yao qui a créé le jeu de Go pour améliorer l'esprit de son fils aîné : Dan Zhu.

Des voyageurs occidentaux en Extrême-Orient ont décrit le jeu au XVIIe siècle, mais il n'a commencé à être joué en Europe qu’à partir de la publication par un Allemand d’un livre sur ce sujet en 1880. Par rapport à l'Extrême-Orient, la diffusion du Baduk a été très lente en Europe, puisque ce n’est que près de 80 ans plus tard, en 1958, que le premier championnat européen régulier a été organisé. A ce jour, les plus importants « pays joueurs de Go » restent le Japon, la Chine et la Corée du Sud.

Mais, dans quelle mesure le Baduk est-il si important en Corée ?

Son importance en Corée

Le Baduk a été introduit en Corée à l’époque où elle était divisée en trois royaumes (57 av. J.-C.– 668). Le jeu a ensuite évolué en suivant les différentes étapes de l'histoire de la péninsule jusqu'à sa modernisation au début du XXe siècle. C’est à la fin de ce siècle que le Baduk a atteint son âge d'or en Corée.

Celui-ci commença en 1989 lorsque Cho Hunhyun (조훈현), né en 1953 et premier coréen à être promu au rang de 9-Dan en 1982 (le plus haut rang pour les joueurs de Baduk), participa et remporta la 1ère Ing Cup : un tournoi international de Baduk organisé tous les 4 ans.

La Corée s'est ensuite imposée comme le leader mondial dans ce domaine avec des joueurs de haut niveau comme Lee Chang-ho (이창호) ; seul joueur à avoir remporté au moins une fois les huit compétitions internationales majeures. Lee Chang-ho, né en 1975 et considéré comme le meilleur joueur de Baduk de la fin des années 90 et du début des années 2000, fut également le deuxième plus jeune joueur professionnel coréen (11 ans et 1 mois) derrière son professeur, le célèbre Cho Hunhyun cité plus haut (9 ans et 7 mois).

Parmi les nombreux joueurs que la Corée compte au sommet des classements internationaux, nous allons nous intéresser plus particulièrement dans cet article à Lee Sedol (이세돌), né en 1983 et classé deuxième au niveau des titres internationaux derrière Lee Chang-ho. Lui aussi classé 9-Dan, Lee Sedol est célèbre pour avoir disputé une série de matchs contre AlphaGo, une intelligence artificielle (IA) spécialisée dans le jeu de Go. Avant de parler de l'histoire de leur « face à face », plongeons-nous dans les règles du Baduk.

Comment jouer au Baduk ?

Le Baduk est un jeu territorial. En effet, le plateau est divisé en une grille de 19x19 lignes qui correspondent à un « terrain » partagé entre deux joueurs. A la fin de la partie, celui qui a le plus de « territoires » gagne.

Chaque joueur dispose d'une réserve de pierres de couleur noire ou blanche. A l’inverse des échecs, c’est celui possédant les pierres noires qui commence toujours la partie, puis chacun joue à tour de rôle après chaque déplacement. Un déplacement correspond à la pose d'une pierre sur l'intersection d'une ligne du plateau et chaque pierre revendique son territoire proche.

Il est possible de capturer les pierres de l'adversaire en les entourant avec ses propres pierres, revendiquant de facto le territoire et retirant les pierres capturées. Même si la capture de pierres est une façon de gagner du territoire, « l’attaque » n'est pas toujours la meilleure stratégie à appliquer.

Pour gagner une partie de Baduk, il faut savoir équilibrer l'attaque et la défense, faire preuve de souplesse, de timing et d'analyse. À la fin de la partie, chaque intersection vacante à l'intérieur de son territoire compte pour un point, le gagnant étant celui qui a le score le plus élevé.

Un plateau de Baduk. Photograph by Goban, distributed under a public domain license

Un plateau de Baduk. Photograph by Goban, distributed under a public domain license


La beauté du Baduk est que les possibilités sont infinies dans ce jeu stratégique et tactique. John Tromp, un informaticien néerlandais, a calculé le nombre de positions « légales » (positions où chaque groupe de pierres connectées de la même couleur a un point vide qui lui est adjacent) sur un plateau de 19x19 « cases ». Ce chiffre, publié début 2016, est d’une telle grandeur que le cerveau humain ne peut se l’imaginer dans son ensemble. En effet, il a conclu que le nombre de positions possibles était de 2 x 10170, ce qui est plus important que le nombre d’atomes dans l’univers observable !

Maintenant que nous en savons plus sur le Baduk, ses règles et son importance en Corée, examinons de plus près la fascinante série de matchs entre Lee Sedol et AlphaGo.

L'homme contre la machine : l'histoire de Lee Sedol et d'AlphaGo

Lee Sedol a été présenté précédemment comme l'un des meilleurs joueurs coréens de Baduk, se classant 3ème pour le nombre total de titres en Corée et 2ème pour les titres internationaux avec 18 titres mondiaux de Go. En 2016, Lee Sedol était généralement considéré comme l'un des meilleurs joueurs de l’histoire de ce jeu et comme le « prochain Lee Chang-ho ».

C'est avec ce pedigree que, du 9 au 15 mars 2016, Lee Sedol a participé au Google DeepMind Challenge Match à Séoul : une série de cinq parties contre AlphaGo, une intelligence artificielle de la société britannique DeepMind.

Avant le début de l’évènement, Lee Sedol était confiant dans ses chances de pouvoir remporter les cinq parties contre la machine. C’était d’ailleurs l’apriori que tous les observateurs avaient sur l’issue des futures rencontres. Dès lors, c’est à la surprise générale, que le joueur humain, impuissant face à l’ordinateur, se résigna à abandonner après le 186ème coup de la 1ère partie.


La partie 1 entre Lee Sedol (Noir) et AlphaGo (Blanc). Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license

La partie 1 entre Lee Sedol (Noir) et AlphaGo (Blanc). Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license


C’est à partir de ce moment que le DeepMind Challenge suscita de plus en plus d’engouement, de la part des experts comme des amateurs. Tout le monde était intrigué par le programme qui avait réussi à battre le meilleur joueur de Baduk en exercice. Était-ce le hasard ? Ou la défaite était-elle due à une erreur de Lee Sedol qui n’avait pas pris la rencontre suffisamment au sérieux ? Les différents consultants penchaient alors plutôt pour la deuxième explication, pariant encore sur la victoire finale de Lee Sedol.

En définitive, le résultat fut de 1 victoire et 4 défaites pour Lee Sedol. 2 coups de cette série de matchs sont restés dans les mémoires. Le 1er a été joué par AlphaGo lors du coup 37 du match 2. En effet, contre toute attente, la machine a fait preuve de créativité et d’inventivité en ne jouant pas le coup le plus fort à court terme mais en bâtissant sa victoire sur le long terme sur un coup qui pouvait sembler « mauvais » à première vue.

La partie 2 entre Lee Sedol (Blanc) et AlphaGo (Noir) avec le coup 37 joué en 10P Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license

La partie 2 entre Lee Sedol (Blanc) et AlphaGo (Noir) avec le coup 37 joué en 10P Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license




Le 2ème moment important de cette « compétition » se déroula lors de la partie 4 lorsqu’ AlphaGo abandonna la partie après le 180ème coup. La victoire de Lee Sedol s’était construite sur un coup magistral joué avec la 78ème pierre inspiré directement par le coup 37 joué par la machine lors de la seconde partie. Lee Sedol a réussi à vaincre l’intelligence artificielle en changeant sa conception du jeu.


La partie 4 entre Lee Sedol (Blanc) et AlphaGo (Noir) avec le coup 78 joué en 11L. Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license

La partie 4 entre Lee Sedol (Blanc) et AlphaGo (Noir) avec le coup 78 joué en 11L. Image by Wesalius distributed under a CC Attribution-Share Alike 4.0 license


Cette série de matchs a changé le point de vue de beaucoup de connaisseurs de Baduk sur cette IA. En effet, AlphaGo n’était plus considéré comme une menace pour le jeu, mais comme un outil qui pouvant aider à élever les compétences des joueurs.

Dans les deux mois qui suivirent le match, Lee Sedol remporta tous les tournois auxquels il participa. Il avait su tirer parti des enseignements de son combat contre l'ordinateur pour s'élever à nouveau.

Trois ans plus tard, en 2019, Lee Sedol annonça sa retraite dans une interview en déclarant que : « Même si je deviens le numéro un, il existe une entité qui ne peut être vaincue ».

Un mois plus tard, il affronta tout de même une autre IA (moins puissante qu’AlphaGo) afin de « célébrer sa retraite ». Cette fois, il vainquit l'ordinateur, prouvant que les joueurs humains avaient encore un avantage face à la machine.

Essayons maintenant de comprendre la science qui se cache derrière cette puissante entité.

La science derrière AlphaGo :

Nous avons vu que le Go est un jeu très complexe et profond avec plus de positions possibles qu'il n'y a d'atomes dans l'univers. Il est donc très difficile pour les ordinateurs de le comprendre. Pourtant, AlphaGo a réussi à battre un joueur de top niveau. Comment ?

Pour parvenir à ce niveau, AlphaGo s’est amélioré grâce à deux méthodes d’apprentissage. La 1ère a été de « nourrir » la machine avec une base de données de coups joués par des joueurs professionnels afin de pouvoir prédire le prochain coup. Au total, cette liste comprenait plus de 30 millions de coups et la machine réussissait à deviner le coup suivant de son adversaire humain dans 57 % des cas.

La 2ème méthode s’apparente à de « l’auto-apprentissage ». En effet, l’IA joua contre elle-même, s’améliorant au fur et à mesure des différentes parties.

Depuis cette série de matchs de 2016, plusieurs itérations d’AlphaGo ont été développées et la dernière en date s’appelle MuZero. Cette IA est désormais capable de s’améliorer dans des environnements avec des dynamiques inconnues. Cela se caractérise par la capacité d’apprendre à jouer aux jeux-vidéos Atari, au shogi, aux échecs ainsi qu’au Baduk sans pour autant connaître au préalable les règles de ces différents jeux.

Conclusion

Le jeu de Baduk est l'un des jeux de société les plus anciens et les plus intellectuels au monde. Il a été étudié et maîtrisé par les meilleurs joueurs du monde entier. De nombreux observateurs pensaient qu'il serait impossible pour un ordinateur de maîtriser le Baduk et de battre des joueurs professionnels humains.

Pourtant, en 2016, AlphaGo a défié toutes ces attentes et a donné une leçon au monde entier. Alors que beaucoup auraient pu craindre que la victoire de la machine sur l’Homme détruirait le sens et la profondeur du jeu, la réalité en a été tout autre : la machine n'a pas tué le jeu mais lui a offert une nouvelle vie. Elle nous a aussi offert une nouvelle façon de le voir. En effet, pendant les différents matchs face à Lee Sedol, l'IA a parfois joué des coups « bizarres » qui semblaient lents et peu efficaces selon notre propre perception. Cependant, à long terme, ils se sont avérés être les pierres angulaires de sa victoire face à l’humain.

Notre vision était en fait restreinte par notre façon de comprendre le jeu. Habituellement, nous pensons que, lors d'une partie, plus on a de points, plus on a de chances de gagner. La stratégie de chaque joueur est alors de conquérir le plus de territoires possibles à chaque coup. Cependant, pour l’emporter, il n’est pas nécessaire d'engranger le maximum de points, mais seulement d’avoir un point de plus par rapport à l’adversaire. Autrement dit, nous n'avons pas besoin de nous battre pour chaque territoire, il suffit juste d’avoir un territoire de plus.

C'est toute la beauté de la série de parties d'AlphaGo : ce n'est pas simplement une machine qui gagne contre le joueur humain en calculant une énorme quantité de données, mais surtout en les analysant, avec « intelligence ». AlphaGo n'est pas la fin, mais le début et, en seulement cinq parties, l'IA a déjà réussi à porter un nouvel éclairage sur notre philosophie du Baduk.

Grâce à cette joute historique entre Lee Sedol et AlphaGo, nous avons pu « grandir », nous avons pu apprendre et nous avons aussi pu être émus par cette machine qui nous a en fin de compte aidés à voir le monde différemment. Cette histoire est la preuve qu’une intelligence artificielle peut montrer à l’humanité quelque chose que nous n'avions jamais découvert auparavant.

Sources :

Pour plus de détails sur les règles du jeu, vous pouvez consulter l'introduction de l'Association coréenne de Baduk : http://english.baduk.or.kr/sub02_02.htm?menu=f12&divL=2

Un documentaire a été réalisé par DeepMind, la société qui développe AlphaGo, sur cette série de parties inoubliables : https://www.youtube.com/watch?v=WXuK6gekU1Y&ab_channel=DeepMind

Pour plus d’informations sur la technique derrière AlphaGo : https://deepmind.com/research/case-studies/alphago-the-story-so-far



* Cet article est rédigé par un journaliste honoraire de Korea.net. Notre groupe des journalistes honoraires est partout dans le monde, pour partager sa passion de la Corée du Sud à travers Korea.net.

etoilejr@korea.kr