Propos recueillis par Laurent MéLIKIAN
C’est un artiste culte, en France, en Corée et ailleurs. Kim Jung-gi se produit au gré des salons de bandes dessinées, non pas pour signer ses livres, mais pour composer devant un public médusé des fresques spectaculaires qui fourmillent de détails. Chacune de ses performances est retransmise sur la toile et suivie par des millions d’internautes. Ce dessinateur hors pair qui transgresse les genres et les frontières vient de se voir décerner le Prix Culturel France-Corée qui récompense chaque année les personnes - ou institutions - qui ont apporté une contribution notable à une meilleure connaissance en France de la culture coréenne.
Culture Coréenne : Vous avez reçu le Prix Culturel France-Corée 2018 qui vous a été remis le 13 juin 2019. Que vous a inspiré cette distinction ?
Kim Jung-gi : C’est bien sûr un grand honneur. En Corée, la France est considérée comme un pays où l’art est primordial. Cependant, d’autres artistes m’auraient semblé plus méritants que moi, je pense à Ancco [1] ou Kim Dong-hwa [2] dont les œuvres ont été publiées en français.
Cela m’a également beaucoup touché par le fait que la France a été le deuxième pays après la Chine à m’inviter officiellement à me produire pendant un festival. C’est également à Paris, à la galerie Daniel Maghen en 2016, que s’est tenue la première exposition importante qui m’ait été consacrée. Cela m’incite à approfondir mon travail et à continuer à rencontrer d’autres artistes à travers le monde.
Comment s’est opéré votre lien avec la France ?
Le premier contact a été établi avec le scénariste Jean-David Morvan qui a relayé sur les réseaux sociaux la vidéo de ma performance lors du festival de Bucheon en Corée en 2011. Grâce à l’écho que cela a généré, dès l’année suivante, j’ai été invité à Strasbulles, le Festival européen de la bande dessinée de Strasbourg.
Vous avez commencé votre carrière en tant que dessinateur de bandes dessinées. Comment êtes-vous devenu un performer ?
J’ai commencé à dessiner des fresques en public au hasard des événements autour de la bande dessinée en Corée. Petit à petit, on m’a demandé plus souvent de me produire ainsi. Je trouve cela plus amusant que de travailler seul dans mon atelier. De mon point de vue, il n’existe pas de grande différence entre les deux activités. L’histoire que porte une bande dessinée à travers plusieurs cases est condensée en une seule image dans une fresque.
Quelle est votre part d’improvisation lors de vos performances ?
En festival, j’improvise complètement et librement. Quand il s’agit d’un travail pour une entreprise, ce qui m’arrive une dizaine de fois par an, j’exécute auparavant un croquis que je laisse approuver par le commanditaire.
Comment choisissez-vous le thème de vos fresques ?
Là aussi j’improvise. Je choisis un sujet qui me passe par la tête ou plus simplement je demande au public de me souffler une idée. Je ne me figure pas forcément une image vers laquelle me diriger, je la fabrique petit à petit.
Vous arrive-t-il de vous perdre en cours de réalisation ?
Tout le temps ! Je m’égare dans des erreurs, j’aboutis à des blocages… Je n’arrive jamais à retranscrire précisément ce que j’ai à l’esprit. Avec le temps j’ai compris comment m’en amuser et amuser le public en conséquence.
Vous étiez invité pour la première fois au festival de San Diego en Californie, qui est considéré comme « l’Eldorado des comics ». Le public vous a-t-il semblé différent de celui que vous rencontrez en France et en Corée ?
En général le public européen et américain est plus actif, plus curieux que le public asiatique. Il pose plus de questions pendant que je dessine. Les Coréens peuvent également se manifester. Le public le plus réservé est sans conteste le japonais. Or j’ai besoin de ce contact. Je n’aime pas dessiner dans le calme. Quand je travaille dans mon atelier, j’allume la télé, j’écoute de la musique ou une retransmission sportive…
À partir des clichés du photographe Steve Mc Curry, vous avez dessiné l’album NY, Septembre 2001 [3] sur le chaos de l’attentat contre le World Trade Center. Vos fresques n’ont-elles pas aussi quelque chose de chaotique ?
Je ne pense pas être le dessinateur du chaos. Depuis l’enfance, j’ai le désir de remplir intégralement mes feuilles de dessins et de raconter une histoire. Lorsque je marche dans la rue, je vois des gens, des véhicules, du mobilier urbain, des immeubles… J’ai envie de représenter cette frénésie.
Mais vos personnages apparaissent souvent en suspension, comme détachés du sol…
Pour moi le sol est bien présent, mais il est vrai que je dessine peu souvent les ombres qui peuvent le matérialiser. Cette inspiration provient de la peinture traditionnelle asiatique où les ombres n’existent pas.
L’actualité vous influence-t-elle ?
L’actualité et le quotidien en général m’inspirent de plus en plus. Étudiant, j’étais très influencé par la bande dessinée, le cinéma ou les jeux vidéo. Aujourd’hui, mon entourage, une conversation avec mes enfants ou avec d’autres artistes prennent le dessus. Je perçois de plus en plus d’éléments bizarres dans mon environnement que je ne remarquais par forcément auparavant. Par exemple, en Corée, je regardais un jour une famille paisible en pique-nique quand un enfant de cinq ans a subitement écrasé une grenouille. Ou encore à Paris, où j’ai assisté à une manifestation tendue des gilets jaunes, alors qu’un peu plus loin un couple s’embrassait loin du tumulte. Ces scènes contrastées me marquent de plus en plus.
En janvier 2019, vous vous êtes produit sur la scène de la Philharmonie de Paris accompagné de son orchestre. Était-ce quelque chose de spécial ?
Oui, même si j’avais déjà travaillé avec un orchestre de musique classique coréen. L’exercice était nouveau pour moi par le fait que j’avais un temps limité pour dessiner entre chaque morceau. Je me suis adapté en me laissant porter librement par la musique. C’était aussi intéressant par la disposition de la salle, je pouvais percevoir les réactions de l’orchestre et du public. J’ai eu l’impression de passer à un niveau supérieur dans ma pratique. Cela m’a ouvert des portes vers d’autres projets, des collaborations avec la chaîne de télévision Arte, le Louvre et la Fondation Louis Vuitton.
Jean-David Morvan vous a fait dessiner une histoire se déroulant à Hong Kong, une autre à New-York, à quand une œuvre sur la Corée ou la France ?
Nous avons un projet sur la Corée, mais nous ne nous y mettrons pas tout de suite. Je vais également dessiner la France avec mon projet pour le Louvre. Pour la Fondation Louis Vuitton, j’envisage un carnet de croquis sur Hong Kong, un territoire que je ne connais pas et qui me fascine par son cinéma, cependant les événements actuels m’effrayent un peu (cet entretien a été réalisé en août 2019, ndlr).
Hong Kong ? Pourtant avec SpyGames [4], Jean-David Morvan vous a fait dessiner un album entier sur cette ville…
Avec Jean-David, nous partageons notre admiration pour le cinéma d’action de Hong Kong. Lui connaît bien la ville. Il m’a fait parvenir ses propres photos parmi d’autres images trouvées sur Internet. J’ai dessiné des idéogrammes chinois de ma propre invention, j’espère que les lecteurs chinois le prendront avec humour !
Vous semblez avoir établi une relation étroite avec Jean-David Morvan. Comment vos deux personnalités se complètent-elles ?
Jean-David est un scénariste qui sait très concrètement ce qu’il attend d’un dessinateur tout en lui offrant une liberté d’interprétation. Si nous avons un point de vue différent sur la manière de représenter une scène, l’entente reste facile à trouver. Par exemple pour SpyGames, une partie du scénario se déroulait de nuit, d’instinct je l’ai dessinée en journée. Jean-David m’a laissé faire sans même me signaler mon erreur quitte à modifier son histoire par la suite.
Aujourd’hui, la Corée est reconnue pour ses webtoons, des bandes dessinées numériques qui se lisent sur un écran de smartphone. Vos fresques ne sont-elles pas à l’opposé ?
(Rires) C’est ce que pense mon agent coréen, Kim Hyun Jin qui déteste les webtoons. Personnellement, je n’en suis pas fan, mais je ne les rejette pas. J’ai d’ailleurs fait partie des premiers dessinateurs de webtoons au début de ma carrière.
Pouvez-vous nous résumer cette carrière avant vos premières performances ?
J’ai publié mes premières bandes dessinées à 27 ans dans un magazine pour adolescents, j’ai poursuivi pendant trois ans dans le webtoon. Parallèlement, en tant qu’illustrateur, j’ai collaboré à plusieurs publications ainsi qu’à des productions cinématographiques. J’ai également été enseignant. En multipliant les collaborations, je me suis fait un nom en Corée. Je publie aussi mes carnets de croquis, des dessins exécutés ponctuellement que je réunis en volume tous les deux ans. Le premier a été édité en 2007, un peu avant que je commence les performances publiques.
Vous êtes aujourd’hui présent sur le marché de l’art. Or, il semblerait que pendant longtemps vous ne vouliez pas vendre vos œuvres originales. Comment avez-vous changé d’avis ?
Pour être franc, je n’étais pas sûr de plaire au public. Quand j’ai pris confiance, que j’ai vu mes dessins vendus chez Christie’s, j’ai compris que le public aime mon travail et veut acquérir mes dessins.
Le site français ActuaBD [5]écrit qu’on vous appellerait « le Mœbius coréen », qu’en pensez-vous ?
J’ai eu la chance de rencontrer Moebius (Jean Giraud, dit Mœbius, décédé en 2012 et probablement l’auteur de bandes dessinées français le plus influent dans le monde, ndlr) et d’obtenir une dédicace de sa part. Je suis très flatté de lui être comparé, mais je ne pense pas avoir atteint son niveau d’excellence. Je crois que nous nous rejoignons dans notre liberté d’improvisation, nous avons également une proximité dans la composition de nos dessins. Mœbius avait cependant un côté sombre, il était sans doute plus pessimiste que je ne le suis.
La bande dessinée européenne vous a-t-elle influencé ?
Pas pendant mon enfance où le manga était ma première source d’inspiration. J’ai rencontré la BD européenne à l’université avec le magazine américain Heavy Metal (version anglophone du magazine français Métal hurlant, ndlr). J’y ai découvert Tanino Liberatore, Richard Corben, des dessinateurs qui considèrent la bande dessinée comme une œuvre d’art à part entière.
Vous avez collaboré à deux reprises avec des éditeurs francophones. Quelle différence entre le travail pour un éditeur coréen et européen ?
Les maisons d’édition européennes donnent plus de temps et de liberté à leurs auteurs. Je ne vois pas d’autres différences.
Comment voyez-vous votre année 2020 ?
Elle sera encore plus chargée que 2019 où je me suis investi dans un important projet d’apprentissage du dessin sur support multimédia qui me permet de donner des cours à des étudiants chinois ou américains, sans parler de ma deuxième exposition à la Galerie Maghen de Paris. 2020 annonce la publication d’un nouveau carnet de croquis, mais comme d’habitude, je commencerai l’année par le festival d’Angoulême fin janvier. Jean-Christophe Caurette, mon agent en Europe me battrait si je n’y assiste pas (rires). Généralement, il y pleut, il y fait froid, mais c’est un moment magique, un rendez-vous privilégié avec des amis ou des artistes que je ne connais pas encore. Indispensable pour bien commencer l’année !
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Notes
[1] Ancco, autrice de Mauvaises filles, Éd. Cornélius, Prix Révélation au Festival d’Angoulême 2017)
[2] Kim Dong-hwa, auteur entre autres de la Bicyclette rouge (Éd. Paquet) et Nuit de noces (Éd. Casterman)
[3] McCurry, NY 11 septembre 2001 par Kim Jung-gi, Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël, Éd. Dupuis-Magnum
[4] SpyGames, tome 1, Dissidents par Kim Jung-gi et Jean-David Morvan, Éd. Glénat
[5] https://www.actuabd.com/Le-phenomene-Kim-Jung-Gi
Kim Jung-gi en quelques dates :
1975 Naissance à Goyang
1994 Entrée à l’université de Busan
2007 Publie son premier carnet de croquis
2008 Dessine le webtoon TLT, Tiger the Long Tail sur scénario de Seung-Jin Park
2011 Premières performances en public
2012 Première invitation en Europe à Strasbourg
2014 Publie SpyGames, tome 1 sur scénario de Jean-David Morvan
2016 Publie McCurry, NY 11 septembre 2001 sur scénario de Jean-David Morvan et Séverine Trefouël
2019 Performance en public à la Philharmonie de Paris, reçoit la Prix Culturel France-Corée 2018
Cet article est extrait du numéro 99 de la revue "Culture Coréenne", publication du Centre Culturel Coréen. Pour découvrir ce numéro dans son intégralité, cliquez ici.
Pour plus d’information : https://www.coree-culture.org/-actualite-culturelle,420-.html