Étranger

Les souvenirs, chacun croit qu’ils lui appartiennent et qu’il peut y accéder en ouvrant à volonté les tiroirs dans lesquels ils sont rangés. Pourtant, du capharnaüm de ce que l’on nomme l’esprit humain resurgissent parfois, de façon incontrôlée, des éléments dont l’inscription dans la chair est profonde mais qui ont été recouverts d’images plus brillantes, plus lisses.

C’est toujours au retour que l’on commence à se souvenir 

Au sortir d’un vol long-courrier, de retour de Séoul, vous vous voyez assailli par des évidences brutales. Les queues aux guichets pour acheter les tickets de RER sont chaotiques. Trop d’appareils ne marchent pas. Une grève est annoncée. De taxi cette fois. Impossible d’échapper à ce voyage dans les wagons fatigués aux couleurs salies, du bleu et du rouge qui se mêlent dans des accords imparfaits. À peine la porte fermée, ce qui vous saute à la gorge, ce sont en fait les senteurs si particulières qui fleurissent sous terre. Élément central dans les jeux de la mémoire involontaire, l’odeur nous pénètre sans que l’on puisse s’y opposer et déclenche en chacun cet afflux massif de souvenirs dont elle est l’une de plus puissantes clés en nous.

Et, à Paris, on la reconnaît aussitôt, cette odeur inventée par un parfumeur fou, faite d’un mélange de produits chimiques agressifs, de plastique usé, de sueurs mêlées, d’entrepôt poussiéreux et de fer chauffé. Et, malgré la cohue, malgré les valises, malgré la promiscuité, les souvenirs affluent, torrent de plaisir comparatif. À Séoul, vous vous le dites à voix basse, à Séoul, non, ce n’était pas comme cela ! Tout est aéré, sans aspérité, fluide, lisse. Miracle de la climatisation généralisée.

Immensité

Quand vous avez parcouru pour la première fois le métro à Séoul, vous n’avez pas échappé à cette impression que tout y est plus grand, plus lumineux, plus propre, plus policé, plus sage, plus ordonné, plus e cace. Et rien n’est plus vrai. C’est qu’ici, à Séoul, la vie sous terre est une réalité désirée et que, sans doute à cause du froid de l’hiver ou des pluies de l’été, elle s’est développée de manière impressionnante.

Ce qui vous a surpris d’abord, ce sont les escalators souvent doublés, brillants comme des sous neufs et réglant leur vitesse sur l’afflux des voyageurs. Puis, ce sont les escaliers d’une largeur éléphantesque et les couloirs d’une longueur marathonienne. Vous n’y avez pas fait immédiatement attention, mais dès votre première sortie, à la fin du premier trajet, vous avez compris, en montant, montant, montant, à pied, en escalator, à pied encore et en n avec un ultime escalator, la profondeur à laquelle vous étiez descendu pour rejoindre le quai. 
Le métro de Séoul a creusé ses galeries dans le ventre de la ville montagneuse et c’est pourquoi il réserve des émotions de ressuscités lorsque, sans bien avoir compris comment, soudain, le wagon dans lequel on se trouve jaillit dans la lumière. Alors, vous a assailli le paysage réel de la grande, la très grande ville. Le plus souvent, si la lumière du jour nous assaille, c’est que l’on se trouve sur un pont en train de traverser le fleuve Han. Dans le treillis majuscule des arches métalliques, vous avez vu, cinémascope agité de sursauts, l’immensité des immeubles se dressant comme les dents d’un dragon infini à la gueule grand ouverte, les autoroutes urbaines confronter leurs courbes presque sensuelles aux lignes droites des gratte-ciels, les éclats magiques des grands écrans lancer vers le ciel leurs images radieuses de produits aux vertus salvatrices. Et quelques instants plus tard, vous avez replongé dans la nuit du ventre de la ville.

Foules sentimentales 

Partout la foule, et dans ce moment du retour, après les longues heures de vol, les corps qui se poussent et se repoussent dans ce RER bondé vous font l’e et d’une houle contenue. Hier encore, à Séoul, l’agitation semblait plus douce, plus retenue.

Et les images reviennent, précises, auréolées de la grâce des lointains. Devant les portes qui s’ouvrent sur ces immenses wagons, les files s’alignent, chaplets de gens sans crainte de se bousculer et de se voir prendre leur place dans la rame qui s’avance. Le soir quand il s’agit de rentrer à la maison, parfois pour deux heures de trajet, les corps sont aussi agités là-bas qu’ici. Pourtant l’impression est différente. Même au cœur des grandes stations offrant plusieurs lignes de correspondances, les mouvements des corps sont plus fluides, les attitudes mieux appréhendées par le radar cérébral intérieur qui calcule positions et trajets des autres atomes humains en mouvement dans la même boîte de pétri.

C’est sans doute à cause d’un fait aussi simple que banal que se marque soudain la différence entre ces deux mondes des transports souterrains que tout devrait rapprocher. L’élégance des Séoulites, hommes et femmes confondus, est sans commune mesure avec l’impression de magasin de fripes que vous venez de retrouver dans le métro parisien.

Ici, où vous êtes depuis moins d’une heure, il devient manifeste que les vêtements sont majoritairement noirs ou gris, que les parkas et les vestes semblent retomber sur eux-mêmes en des plis sans charme, que les jeans semblent dater d’un temps trop lointain pour qu’on sache le nommer, que les visages sont tendus, renfrognés, que les attitudes, indifférentes au premier abord, semblent pouvoir virer au con it à la moindre étincelle.

À Séoul, tout était différent. Qu’importe si le souvenir embellit la réalité, la nimbant d’une aura de délices. Les hommes portent des tenues variées même si le costume règne aussi en maître. Mais ce sont les femmes de Séoul qui font la différence, vous le comprenez soudain. Elles semblent toutes ou presque faire assaut d’élégance, comme si la rue et le métro avec ses galeries sans n étaient pour elles le lieu non pas d’une ostentation exagérée mais d’un dé lé discret quoique permanent. Comme s’il s’agissait moins de se montrer que de participer à une ambiance générale en y apportant son lot de classe réservée, de singularité délicate, de beauté à la fois classique et décalée. Sur les corps de femmes, les couleurs claires ou vives règnent et il suffit de les regarder qui s’égrènent sur un long escalator ou marchent presque sans toucher le sol, pour prendre la mesure de la grâce et de la légèreté qui confèrent à la foule féminine séoulite, jusque sous terre, un charme sans appel.

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Revue Culture Coréenne Culture Coréenne

« Culture Coréenne », dont le premier numéro remonte à l’automne 1981, est une publication destinée au public français présentant les arts, l’histoire, les traditions, et d’une façon générale, les multiples facettes de la Corée et de sa culture.

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