Étranger

Propos recueillis par Thibaud Josset



Inauguré en 1898, le Musée Cernuschi est l’un des plus anciens et prestigieux musées de la Ville de Paris. Sa spécialisation dans les arts et l’archéologie d’Extrême-Orient, naturellement focalisée sur la Chine, l’Asie du Sud-Est et le Japon en raison de l’orientation des collections originelles de son fondateur Henri Cernuschi, s’est progressivement ouverte à un autre grand acteur de l’histoire des arts en Asie, la Corée. Cette ouverture du musée Cernuschi tendant ces dernières années à s’accélérer, Culture Coréenne a souhaité apporter un éclairage sur cette évolution à la fois culturelle et patrimoniale. Éric Lefebvre, conservateur en chef du patrimoine et directeur du musée, analyse avec nous les dynamiques et les enjeux générés par l’entrée de la Corée à l’hôtel Cernuschi.



Culture Coréenne : Monsieur le directeur, l’hôtel Cernuschi vient de rouvrir ses portes au public après d’importants travaux de rénovation. Aussi, avant d’entrer dans le vif du sujet concernant la place de la Corée au sein du musée, pourriez-vous nous expliquer en quoi ces travaux modifient l’expérience muséale du public ?


Éric Lefebvre : Tout d’abord, il s’agit d’un projet de plusieurs années, mon premier grand chantier en tant que directeur du musée Cernuschi. Ainsi, dès 2016, nous avons mis en œuvre tous les leviers possibles afin de récolter des soutiens variés, ce qui a abouti à un mélange de divers types de mécénat en provenance de particuliers, d’entreprises, de fondations et d’institutions, finissant même par procéder à une levée de fonds participative dédiée à la restauration d’un certain nombre d’œuvres. Les travaux qui ont eu lieu cette année sont donc l’aboutissement d’un long processus visant à donner au parcours muséal une ampleur nouvelle. Par exemple, il est désormais possible de tourner autour de notre Bouddha monumental et d’en prendre la mesure en trois dimensions, d’en admirer le drapé sous toutes les coutures, ce qui n’avait jamais été permis jusqu’alors par la configuration des lieux.


C. C. : Dans ce cadre rénové, la présence de la Corée est désormais bien visible. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas, en raison de la manière dont s’est historiquement constitué le fonds du musée…


E. L. : Effectivement, la Corée était initialement très peu présente dans les collections d’Henri Cernuschi. En fait, il ne s’y trouvait à l’origine qu’une seule pièce coréenne : une cloche en bronze de l’époque du royaume de Goryeo, toujours exposée dans nos vitrines. Au fil du temps, nos collections se sont enrichies de nombreuses œuvres coréennes, tant archéologiques que contemporaines. On peut noter que, dans une certaine mesure, le Vietnam a connu une trajectoire inverse : très présent dans le fonds archéologique originel, il a – relativement – moins évolué par la suite. Ce sont-là des dynamiques naturelles qui façonnent les fonds muséaux tout au long de leur histoire.


C. C. : En ce qui concerne la Corée, quel serait le principal jalon marquant son évolution au sein du musée ? Dans quelle perspective cela s’est-il inscrit ?


E. L. : Si l’on veut comprendre la place de la Corée à l’hôtel Cernuschi, il faut remonter à la période de l’après-guerre. Dès les années 1950, le musée a fait preuve d’audace dans sa politique, presque de manière avant-gardiste en comparaison des autres musées européens, en comprenant l’importance du caractère vivant des cultures extra-européennes et en ne se limitant pas à la mise en valeur de leur patrimoine archéologique. Le musée a très vite organisé des cours d’arts asiatiques, en particulier de calligraphie. Lee Ungno (1904-1989, n.d.l.r.) a ainsi assuré pendant longtemps un enseignement au sein du musée. Mais cette ouverture nouvelle n’a pas immédiatement pénétré les collections. Les premières acquisitions datent de la fin de la vie de Lee Ungno : au terme d’une importante masterclass, il a décidé d’offrir au musée l’intégralité des œuvres qu’il y avait produites. Après sa mort, son épouse, puis leur fils, ont continué à assurer des cours, avant de faire don en 2013 de 150 œuvres de Lee Ungno au musée. à l’époque, j’ai pu constater en tant que conservateur – nous n’avions alors pas de spécialiste attitré pour la Corée – que ce projet de don avait été longuement mûri par Mme Park et s’inscrivait dans une vision qu’avait son époux, qui en tant que créateur et parisien d’adoption était extrêmement attaché au quartier du parc Monceau. Ces œuvres sont d’abord restées en réserve avant d’être à nouveau mises en valeur. Il s’agit aujourd’hui de la plus importante collection d’œuvres de Lee Ungno en dehors du sol coréen.


C. C. : Ainsi, la place prise par la Corée au musée Cernuschi est à la fois une conséquence et une accentuation de sa volonté d’ouverture aux arts coréens contemporains. Dans cette optique, comment s’est déroulé son élargissement aux autres créateurs venus de Corée ?


E. L. : Ceci s’est en quelque sorte déroulé comme une enquête sur la culture coréenne menée à partir du noyau qu’était pour nous Lee Ungno. Au fil des recherches, des échanges et des rencontres, notre équipe s’est intéressée au fait que, dans la période de l’après-guerre, les artistes plasticiens coréens sont entrés de plain-pied dans l’abstraction. On peut aussi noter qu’avec leur particularisme esthétique, les peintres coréens venus étudier et travailler en France à cette époque ont largement adopté les techniques européennes comme la peinture à l’huile sur toile. Tout ceci fonde une spécificité coréenne très intéressante à explorer. Cependant, il ne faudrait pas résumer le fonds coréen du musée à sa seule dimension contemporaine : si celle-ci joue évidemment un rôle important, nous n’en acquérons pas moins de nombreuses pièces archéologiques notables, céramiques et autres pièces d’artisanat ancien qui permettent d’offrir au public une large vue de l’histoire des arts en Asie orientale.


C. C. : À l’occasion des célébrations de l’année France-Corée 2015-2016, le musée a marqué les esprits en mettant à l’honneur, à travers l’exposition « Séoul-Paris-Séoul » (16 octobre 2015 – 7 février 2016, commissaire Maël Bellec, n.d.l.r.) les plus grands peintres coréens ayant vécu à Paris au cours du XXe siècle. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?


E. L. : Là encore, ceci s’inscrit dans une plus large perspective. Dès 2009-2010, le musée a commencé à s’intéresser aux relations entretenues par les artistes d’Asie avec la France. Une première exposition mettant en avant les liens entre la Chine et la France avait été organisée, suivie d’une autre exposition faisant de même avec le Vietnam, bien que cette fois davantage guidée par les enjeux de l’histoire coloniale. Forte de cette expérience et de cette approche, c’est tout naturellement que l’exposition « Séoul-Paris-Séoul » a été montée par le biais d’un dialogue avec des artistes coréens de plusieurs générations. Parmi ces artistes, il faut insister sur le rôle particulier joué par Bang Hai Ja (née en 1937 et vivant en France depuis 1961, n.d.l.r.), qui est pour nous une relation privilégiée. Artiste désignée par la D.R.A.C. pour concevoir quatre vitraux en la cathédrale de Chartres, elle offre l’opportunité d’observer un travail en cours que nous avons présenté en 2019 dans l’exposition « Et la matière devint lumière ».


C. C. : Quels liens le musée Cernuschi entretient-il aujourd’hui avec les institutions culturelles coréennes ? Quelles en sont les forces ?


E. L. : Nous disposons désormais d’une salle spéciale consacrée à la peinture contemporaine, dont la réfection a été réalisée en partie avec un soutien financier en provenance du ministère de la culture coréen. Dès la réouverture du musée rénové en mars 2020, cette salle a d’ailleurs été mise à l’honneur avec une exposition de peinture coréenne. De manière générale, des liens privilégiés de confiance ont été tissés avec le ministère de la culture coréen et leurs représentants en France. à ce titre, il faut noter une réelle spécificité de la politique culturelle coréenne, qui permet à leurs institutions nationales de soutenir activement un rayonnement à l’international. Par exemple, le ministère de la culture coréen avait déjà financé la restauration d’œuvres de Lee Ungno par le passé.


C. C. : À la lumière de tout ceci, quelles sont les perspectives et les envies qui animent les équipes de conservation du musée ?


E. L. : Une exposition d’art coréen est programmée chaque année. On ne se donne pas de limite à ce que l’on peut élaborer pour faire vivre cette ouverture. Nous comptons surtout sur les jeunes artistes, par exemple dans le domaine de la vidéo, mais aussi sur les Trésors vivants coréens. à leur manière, tous sont porteurs d’une spécificité coréenne en matière de tradition et de création.


C. C. : Enfin, au sortir de la période de confinement, en quoi ces contraintes nouvelles influent-elles sur votre vision en tant que conservateur du patrimoine ?


E. L. : Cette période permet de prendre conscience de la chance que nous avons de pouvoir tisser des liens avec les pays lointains. La possibilité d’entretenir des échanges avec ces derniers n’est pas nécessairement acquise et nous avons donc le devoir d’en faire profiter le plus grand nombre. De là un renforcement de l’envie de notre équipe de poursuivre notre ouverture aux artistes contemporains venus de Corée et d’ailleurs.



Pour plus d’information : https://www.coree-culture.org/-actualite-culturelle,420-.html