Culture

26.02.2016

Tendez le bras. Etirez-le le plus loin possible. Puis plongez au plus profond des replis feutrés de votre psyché. Allez aussi loin que vous le pourrez, efforcez-vous autant que possible d’atteindre les moindres recoins de votre mémoire où votre personnalité et votre psyché attendent patiemment que vous vous présentiez. Là, au plus profond de votre fort intérieur, vous continuez à aller de l’avant, aussi loin que possible, pour atteindre les plus profonds recoins. C’est là que réside l’éphémère frontière entre la mémoire et l’imagination. C’est là, à la jonction de ces deux mondes, que se situe, solidement établi, le roman de Park Wan-suh « Hors les Murs" (1992, version originale en coréen), qui vous interroge -- en toute sincérité -- sur ce que vous êtes et qui vous être.

Il s’agit d’un récit autobiographique profondément émouvant d’un amour d’enfance dans une pittoresque région de province. La narration se poursuit pour nous conter les affres d’une enfant qui se mue en une adolescente puis devient presque adulte et qui doit s’adapter à la vie dans une grande ville. Ces moments de convivialité qui comptent pour près des deux tiers du récit sont ensuite balayés, comme la brume chassée par le soleil couchant qui révèle le grand soir de l’autoritarisme, par le spectre d’un esprit revanchard et des bas-fonds de l’âme humaine que créé la peur. La peur totale. Le récit mêle l’enfance, la famille, la nature, les parents et les grand-parents, puis les fleurs, les arbres, les ruisseaux, les plantes et les montagnes animent la narration. La trame du récit évoque le colonialisme, l’urbanisation, l’indépendance et la guerre civile. Le texte parle de l’école primaire, du collège, du lycée et de l’université. Il s’achève sur le claquement du fouet de l’autoritarisme, à l’aube de la République de Corée, et sur la chasse aux Rouges. Les rouges, partout. Publié en 1992 alors que l’auteur était âgée de 61 ans, et qu’elle comptait de nombreux ouvrages à son actif durant une carrière littéraire de plus de 20 ans, ce chef d’oeuvre est venu couronner sa carrière et dévoiler toute la maîtrise de son art.

Comment écrire?

Une personne célèbre (NDLT : Red Smith, journaliste sportif américain) a un jour déclaré : "écrire, c'est facile. Il suffit de s'asseoir à sa machine à écrire et de s'ouvrir les veines ». En lisant « Hors les Murs », nous nous frayons un chemin à travers la mémoire et l’imagination de Park Wan-suh, ne cessant de fluctuer entre les deux, nous débattant dans la chaleur de son sang métaphorique, dans le flux hémorragique s’écoulant de son coeur et de son esprit. Et cela semble si facile lorsque c’est elle qui écrit.

Le style littéraire, étonnamment simple, clair et honnête tisse une trame narrative telle qu’une plume légère flottant à travers les effluves aromatiques d’un jasmin. De jeunes enfants jouent sous la pluie et dans la boue saine, parmi les bosquets et les arbres de la campagne, et sautent par-dessus le cours d’eau pour rejoindre le jardin entourant les latrines communales. Il s’agit de ses mémoires. Grand-père apparaît pour la première fois à la page 8, tandis qu’à la page 8, Maman met la maison sens dessus dessous en fomentant une véritable rébellion lorsqu’elle inscrit le frère de Wan-suh dans une école technique de Séoul, sans en parler aux aînés de la famille. La révolte est d’autant plus grave qu’il y avait une école technique à Songdo.

Le style littéraire, étonnamment simple, clair et honnête tisse une trame narrative telle qu’une plume légère flottant à travers les effluves aromatiques d’un jasmin. De jeunes enfants jouent sous la pluie et dans la boue saine, parmi les bosquets et les arbres de la campagne, et sautent par-dessus le cours d’eau pour rejoindre le jardin entourant les latrines communales. Il s’agit de ses mémoires. Grand-père apparaît pour la première fois à la page 8, tandis qu’à la page 8, Maman met la maison sens dessus dessous en fomentant une véritable rébellion lorsqu’elle inscrit le frère de Wan-suh dans une école technique de Séoul, sans en parler aux aînés de la famille. La révolte est d’autant plus grave qu’il y avait une école technique à Songdo.

« L’arrivée d’une averse était alors un spectacle inoubliable. Les enfants de Séoul doivent penser que les averses tombent du ciel, mais nous nous savions que la pluie était comme une armée qui fonçait sur nous du fin fond de la plaine. Pendant que nous jouions sous le soleil brûlant, nous pouvions voir une ombre noire couvrir la plaine et le rideau de pluie se précipiter sur nous. Nous courions alors comme des dératées vers le village en poussant des hurlements. C’est que nous savions bien avec quelle rapidité ce rideau avançait et qu’il ne nous restait plus qu’à nous ruer vers le village pour lui échapper».

La pluie est une chose plus que réelle.
La réalité, alors, est ce qui se présente à vous. En province, il y a des animaux, des plantes, des criques, des collines, des shamans, des rituels, des rafales de pluie, des amis, des grand-parents, Maman, des tantes, des oncles, des cousins, des insectes et des saisons. En ville, en revanche, la vie est structurée: à l’école primaire, vous êtes poussé(e) à emprunter un nom japonais, vous vous liez d’amitié. il y a la honte ou le prestige social liés à l’utilisation d’un nom coréen ou japonais, le fait de se voir offrir un ballon en caoutchouc quand la Malaisie et l’Indonésie ont été rattachées au Japon mais c’est aussi avoir des chaussures en caoutchouc lorsqu’elles ont été rationnées, quand la guerre a tourné au désavantage du Japon. Plus tard, le sucre a également été rationné et des cérémonies ont été organisées à l’école pour honorer le souverain japonais. Pourtant, la réalité est également très présente dans les bibliothèques le dimanche, elle remonte les sentiers des montagnes, franchit la montagne Inwangsan pour aller jusqu’à l’école et revenir au village natal de Grand-père quand une troisième attaque cardiaque a finalement au raison de lui.

Emotions

Les lumières fortes de la grande ville n’ont pas vraiment impressionné la jeune Wan-suh. C’est à peine si elle y a fait attention. Ce qui compte le plus, comme pour la plupart des pré-adolescents, c’est l’idée que nous faisons de ce que les gens pensent de nous, nos amis et bien entendu, nos parents et proches. Maman et le frère de Wan-suh sont partout. La jeune Wan-suh est passée avec aplomb d’un environnement composé de toit de chaume, d’éclairage en bois et de murs en terre séchée à des espaces en brique, à l’asphalte et au ciment, la mère étant ce rocher immuable auquel elle se raccroche désespérément. Comme tous les pré-adolescents, Wan-suh est tout autant attirée et repoussée par sa mère et Maman est son pilier. Elle quitte une vie à la lumière de la lanterne pour une existence éclairée à l’électricité. Elle passe de criques et cours d’eau s’écoulant à perte de vue à deux sceaux d’eau qu’un employé apporte chaque matin. Maman est toujours là.

Les émotions de la jeune Wan-suh sont essentiellement celles de tout être humain mais nombre d’entre elles relèvent de l’orgueil enfantin. Elle décrit son premier foyer à Séoul, dans les collines surplombant l’actuelle Porte de l’Indépendance, le long de ligne 3 du métro. Elle décrit son nouvel environnement, à n’en pas douter, mais elle pourrait aussi parler de son entrée dans l’âge adulte. « J’avais vécu dans un monde de beauté qui me semblait éternel et ma plongée dans cet univers aux couleurs criardes était vraiment trop brutale », a-t-elle écrit en évoquant ce coffre aux couleurs criardes et recouvert de papier. C’est ainsi que les êtres humains grandissent.

Le flot complexe d’émotions de la fin de l’enfance et de l’aube de l’adolescence ne cesse tourbillonner alors que Séoul est plongée dans le milieu du 20ème siècle. Quand un enfant s’efforce d’être un adulte bien qu’il ne soit cependant qu’un simple adolescent, ou quand un adolescent, plus âgé, tente, à nouveau, d’agir en adulte, mais qu’il n’en demeure pas moins un enfant à nombre d’égards, les émotions peuvent exploser. La palette émotionnelle qui va de la honte, de l’embarras face à sa famille, aux larmes éperdues d’amour que vous n’éprouvez que pour vos proches, tout cela “enveloppe” la jeune Wan-suh, alors que nous la suivons, avec sa famille, du confort de la campagne et de la stabilité du régime colonial, au chaos de l’indépendance en août 1945, puis tout au long des terribles mois de pillage, de chaos et de peur, conséquences de la fratricide guerre civile qui a opposé les deux Corées (1950-1953).

 Wan-suh Park a publié “Hors les Murs” en 1992 à l’âge de 61 ans. Au cours des 20 années précédentes, elle avait écrit de nombreux récits autobiographiques.

Wan-suh Park a publié “Hors les Murs” en 1992 à l’âge de 61 ans. Au cours des 20 années précédentes, elle avait écrit de nombreux récits autobiographiques.



Empire

L’école élémentaire et le collège fréquentés par Wan-suh à Séoul font indubitablement partie d’un empire, tout comme la ville de Séoul elle-même, avec ses connexions directes vers les autres pays, ethnies ou peuples soumis. Le train part de Busan, à destination de Séoul, Shinuiju sur les berges du fleuve Yalu, puis ensuite relie Mukden au sud de la Mandchourie, l’actuelle ville de Shenyang dans la Province du Liaoning. Sous nombre d’aspects, la Corée des années 1930 et 1940 était davantage reliée aux régions voisines de Mandchourie, Honshu, Taiwan, Okinawa et, bien sûr, avec l’actuelle Corée du Nord que l’Etat sud-coréen ne l’était durant la majeure partie de la fin du 20ème siècle. A la gare de Séoul, Wan-suh Park a assisté au départ de migrants embarquant vers Nord à destination de Shenyang et des plaines de Mandchourie dans l’espoir d’une nouvelle vie. Ils attendaient, avec leurs matelas soigneusement pliés, en gare de Séoul dans l’attente d’un départ vers les périphéries de l’empire.

Les Japonais n’entrent en scène qu’à la page 59, quand elle est entrée à l’école primaire. Souvenez-vous : les enfants s’exprimaient tous en coréen. Les autorités devaient donc éduquer les enfants pour en faire de parfaits « Japonais », quoi que cela puisse vouloir dire, tout du moins. Ils devaient leur apprendre à devenir des citoyens impériaux. Il existe des constructions sociales, qu’il s’agisse de la race, du genre masculin ou féminin, de la tribu, de l’identité, et le gouvernement japonais devait “créer” des citoyens, les façonner. Il est vrai que la superficialité choquante du colonialisme ne nous apparaît pas seulement à nous, un siècle après. Les enfants eux-mêmes en avaient conscience.

“Le premier mois, nous n’avons pas eu classe. Nous sommes restées dans la cour où nous avons chanté et joué, et la maîtresse nous a montré toutes les installations de l’école dont elle nous a appris le nom japonais ». Nous adoptons le point de vue d’une enfant, innocente et joyeuse dans le cas de Wan-suh Park. En tant qu’adultes, nous avons conscience de la terrible réalité du système impérialiste colonial. Cela revient à regarder Ozymandias (NDLT :"Ozymandias" est un poème de Percy Bysshe Shelley) construire sa statue, tout en connaissant l’issue finale.

Quand nous nous penchons sur le régime colonial japonais, nous voyons qu’il reposait sur le racisme, l’oppression psychologique et la violence individuelle. Dès le premier jour d’école de Wan-suh, nous sommes témoins de la violence physique exercée par la culture, l’éducation, la société, la politique impériale et la stratégie d’occupation du territoire. Les école primaires de l’empire Nippon à Séoul appliquaient des formes institutionnalisées de châtiment corporel. Park Wan-suh les décrits en utilisant ses propres mots : « elle (l’institutrice) avait une manière très particulière et odieuse de nous punir ». « Elle en (une punition collective) avait inventé une absolument inhumaine : avec notre voisine, nous devions nous mettre debout face à face et nous gifler jusqu’à ce que l’institutrice nous dise d’arrêter ». « On pourrait penser que nous nous giflions légèrement, mais pas du tout. Si nous n’étions pas assez violentes, l’institutrice, un mauvais sourire aux coins des lèvres, nous menaçait de ne pas arrêter la punition. Mais, ce n’est pas tout, nous finissions par avoir l’impression que l’autre nous faisait plus mal et donc par frapper de plus en plus fort ». « Essayer de vous représenter ce spectacle : des gamines de treize à quatorze ans qui, debout face à face, se frappent sans arrêt de la main avec une haine grandissante jusqu’à ce que leurs joues en deviennent bleue. N’est-ce pas la vision d’en enfer sans possibilité de rédemption». Répétez cela dans l’ensemble du territoire japonais, enfant après enfant, et vous commencez à comprendre la violence inhumaine et la résistance éperdue auxquels ont été confrontés Tchang Kaï-chek et Douglas MacArthur quand ils luttaient contre le régime politique japonais. La violence était inhérente au système.

La Seconde Guerre Mondiale

Alors que la guerre entre le Japon et la Chine, puis entre le Japon et les Etats-Unis a commencé à mal tourner pour le Japon au tournant de l’hiver 1942-1943, les conditions de vie se sont aggravées pour les habitants de Séoul. Elles sont devenues difficiles certes, mais pas de manière dramatique. En effet, la Corée, du moins Séoul, semble avoir tiré son épingle du jeu après la période coloniale et la Seconde Guerre Mondiale. Au cours de cet hiver lequel marquait l’apogée du Japon impérial, Wan-suh était en CM2. Quand la nouvelle année scolaire a commencé en mars 1944, elle était en 6ème et l’empire s’est effondré autour de sa vie si bien organisée par ailleurs.

Au printemps 1945, et au début du chapitre 8, les habitants de Keijo (경성, 京城) -- l’appellation coloniale de Séoul -- avaient reçu l’ordre d’évacuer la ville. Certains habitants ont optempéré, d’autres sont restés. La famille de Wan-suh Park est retournée vivre à Gaeseong. Son oncle, qui tenait une boutique de glace, se livrait aussi du marché noir. La nourriture était rare. La police confisquait le riz. Les céréales devaient être introduites en contrebande depuis la province. Wan-suh allait entrer en 5ème. L’enfance était loin derrière, la petite fille était devenue une adolescente.

Le démantèlement du Japon impérial qui a conduit à la capitulation d’août 1945 a gagné Séoul, l’empire se disloquant comme un pull que l’on détricote en tirant sur un fil. C’est toute la structure qui se démembrait, élément après élément, lentement mais sûrement. Inévitablement, la marée japonaise se retirait. Et un jour, ils n’étaient plus là.

A la fin de l’année 1945, les préoccupations de Wan-suh ont changé, du mal-être adolescent et Maman aux rations alimentaires, aux soldats américains, aux soldats russes et à l’entrée à l’université. « J’avais perçu que … (j’étais) à la frontière de deux mondes totalement étrangers l’un à l’autre. Un mouvement irrésistible me poussait vers l’inconnu et en même temps j’aurais bien voulu retourner sur mes pas ». Notre jeune héroïne se tenait au bord d’un précipice, prête à sombrer.

La Guerre de Corée

Ce qui a détruit la Corée, pourtant, ce n’a pas été le retrait du Japon. La Corée est parvenue à vivoter durant quelques années supplémentaires sous l’occupation conjointe des Etats-Unis et de l’URSS, alors que les partis politiques et quantité d’organisations citoyennes avaient surgi dans les villes du pays. Wan-suh et sa famille ont pu aller et venir entre Gaeseong et Séoul, les habitants de la ville ayant la plus grande difficulté à se procurer du riz. Gaeseong, qui se situait tout près du 38ème parallèle, mais au nord de Séoul, a dû composer avec l’armée américaine, puis avec l’armée soviétique qui était stationnée en ville, deux faits qui ne semblaient pas exceptionnels dans ces années 1945-1948. Les civils étaient libres d’aller et venir, bien que les trains étaient bondés et étaient loin d’être réguliers.

Le conflit fratricide acharné qui allait éclater s’est révélé déterminant pour le monde actuel, comme pour le récit de Wan-suh lui-même. Il opposait les Rouges aux Nationalistes, les Communistes aux fascistes, les radicaux aux radicaux. Toutes les nuances de l’identité et du nationalisme coréens - refoulées par l’oppression coloniale pendant si longtemps - ont déchiré la société une fois la chape de plomb coloniale levée. Cette guerre civile fratricide avait chauffé le fer à blanc de 1945 à 1950 puis a fait rage de 1950 à 1953, depuis la victoire de Mao à la mort libératrice de Staline.

Pour paraphraser l’historien Wada Haruki, il s’agissait d’une guerre civile inter-coréenne s’inscrivant dans un conflit régional opposant l’armée américaine stationnée au Japon et les Communistes de Mao qui venaient de prendre le pouvoir, puis plus largement dans la Guerre Froide entre Washington et Moscou. La guerre a lacéré le tissu politique coréen, pan après pan, comme elle a mis en pièce la famille de Wan-suh.

Aller et retour

Séoul est tombé aux mains des troupes de Kim Il-sung armées par l’Union soviétique lorsque la guerre a éclaté, le 28 juin 1950. Le 25 septembre, Séoul a été reprise par les forces américaines et sud-coréennes.

« …les survivants avaient presque tous échappé à la mort de justesse. C’était un vrai miracle qu’ils soient encore vivants. Et cette effroyable guerre où, si l’on en tuait pas, on était tué avait eu lieu entre des frères d’un même peuple. L’ennemi n’avait pas une autre couleur de peau, il ne parlait pas une langue différente. Il était seulement communiste. Il ne faut pas oublier non plus que la guerre n’était pas terminée. Or, quiconque a frôlé la mort devient téméraire. Il désire se consacrer à une oeuvre dans laquelle il se sente vivre intensément. (…) Mais l’amour de la patrie, c’était l’anticommunisme. La situation historique était telle que le patriotisme et l’anticommunisme étaient aussi inséparables que le dos et la paume d’une main », a écrit Park Wan-suh, après ce premier affrontement, et alors que les troupes coréennes se repliaient vers le nord.

Mais désormais une nouvelle occupation communiste, chinoise cette fois, s’ajoutait au chaos ambiant. Le 1er octobre 1950, la Guerre de Corée faisaient rage depuis un an, Staline a demandé à Mao d’envoyer des troupes intervenir dans le conflit inter-coréen, d’autant que l’armée américaine était trop proche. Le 4 janvier 1951, l’armée des volontaires du peuple chinois, aux côtés de l’armée populaire de Corée (APC), a repris Séoul. Toutefois, les forces américaines et sud-coréennes ont pu repousser ces troupes en périphérie de la capitale. Ainsi, le 14 mars 1951, la 8ème division de l’armée américaine a définitivement libéré la ville, repoussant les armées chinoise et nord-coréennes hors de la capitale.

La ville venait de changer de mains pour la quatrième fois en neuf mois. Avant la guerre, la population de Séoul s’élevait à 1,2 million d’habitants mais elle avait chuté à environ 200 000 personnes. Il y a avait des pénuries de nourriture, le chaos était partout, tout comme la trahison et la mort. La délation était monnaie commune entre voisins. Park Wan-suh a traversé cette sombre période, prenant soin de ses neveux, de son frère qui avait été blessé, aidant sa mère et sa belle-soeur.

Quelle que soit la cruauté des troupes nord-coréennes et chinoises, les troupes sud-coréennes ont semblé avoir fait bien pire lorsqu’elles ont définitivement pris le contrôle de la capitale. Animés d’une peur viscérale des rouges, et conscient que rien ne permettait de distinguer un « nord-coréen » ou « un communiste », les nouveaux maîtres sud-coréens se sont lancés dans une purge implacable de toutes les éléments infectés dans leur communauté, car c’était ainsi qu’ils les considéraient.

Wan-suh Park a décrit le retour de ceux qui avaient fui Séoul auquel elle avait assisté, et notamment ceux appartenant au nouveau gouvernement sud-coréen. « Peut-être aussi était-ce un sentiment de culpabilité qui les poussaient à se mettre en avant pour se mettre au service du pouvoir. Sans eux, le gouvernement, qui était conscient de la collusion des hommes d’affaires avec le parti pro-japonais, mais la considérait comme un bienfait miraculeux, n’aurait pas pu exercer une telle répression de la collaboration ».

Les Sud-coréens étaient animés d’une haine profonde à l’égard les Nord-coréens, mais les personnes qui avaient collaboré avec le Japon ne soulevaient aucune objection.

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 Publié originellement en coréen, en 1992, par Columbia University Press, une version anglaise intitulée 'Who Ate Up All the Shinga?' est parue en 2009, la traduction étant signée par Yu Young-nan et Stephen J. Epstein.

Publié originellement en coréen, en 1992, par Columbia University Press, une version anglaise intitulée 'Who Ate Up All the Shinga?' est parue en 2009, la traduction étant signée par Yu Young-nan et Stephen J. Epstein.




Vos Grand-parents

Les personnes nées en Corée entre les années 1920 et 1940 -- qui doivent être âgées de près de 80 ans voire être centenaires, ont vécu la très forte forte urbanisation qui a transformé le pays. Nés au milieu des vaches à la campagne, ils sont les vestiges d’un monde qui disparait pour laisser place à un monde de verre et d’acier, aux puces en silicones des villes modernes. Wan-suh Park faisait partie de cette génération. Sa naissance a été entourée de rituels shamaniques. Mais elle est morte accompagnée par la médecine moderne. Si vous frottez le vernis d’un sud-coréen d’aujourd’hui, vous pourrez trouver une personne nostalgique d’un passé rustique et pittoresque. Le roman reflète cette conscience historique des progrès de l’humanité, comme la fierté face à ces avancées, et les deux sont étroitement associées aux identités des Coréens d’aujourd’hui.

Il est possible que les Occidentaux, qui s’interrogent de manière rétrospective sur la naissance fratricide de la « Coréanité » moderne, puissent trouver étrange qu’une dictature ait été si longtemps au pouvoir à Séoul. De 1948 à 1988, les Etats-Unis ont soutenu, tout au moins accepté, un régime autoritaire à Séoul. En effet, les citoyens sud-coréens eux-mêmes côtoyaient leurs dictateurs. Lire des documents historiques bruts ne permet pas d’expliquer ce fait. Heureusement, Wan-suh Park, à travers son roman, jette un éclairage sur ce point. La littérature explique la Corée d’aujourd’hui bien mieux que de simples archives.

Le livre lui-même

Le Shinga (싱아) qui donne son titre au livre en coréen et en anglais (littéralement « qui a mangé tout le shinga ? ») est un mot coréen pour désigner l’Aconogonum polymorphum, un arbuste endémique des montagnes de Mandchourie et de la péninsule coréenne. Le genre Aconogonum comprend une large variété d’arbustes à fleurs vivant dans les montagnes. Mais ce terme est aussi abscons pour un lecteur coréen que pour un occidental.

Dans les interviews qu’elle a accordées, Wan-suh Park a choisi cette plante inconnue pour une bonne raison : elle voulait donner un sentiment de détachement, hors de contrôle, une chose étrange, décalée. Lorsqu’elle avait l’habitude de gravir la colline qui la menait depuis sa première maison à Séoul à l’école primaire, de l’extérieur à l’intérieur des murs de la ville, elle comptaient les plantes et les arbres, ainsi que les oiseaux au sommet de la montagne Inwangsan. A la campagne, la végétation abonde. Sur les collines nues qui entourent Séoul, elle s'était un jour demandée : « Qui avait bien pu manger toutes les renouées de chez nous ». Elle n’en voyait aucune pousser à Séoul.

Né en octobre 1931, Park Wan-suh est décédée en janvier 2011 à l’âge de 79 ans et demi. Elle a écrit son premier roman au début des années 1970, alors qu’elle avait la quarantaine. Néanmoins, son enfance offre la trame de la plupart de ses livres. Publié deux décennies après ses débuts littéraires, « Hors les Murs » est le récit de son enfance.

Paru en 1992, il a reçu un accueil formidable en Corée. Vous deviez le lire pour pouvoir comprendre vos grands-parents. C’est ce qui était dit. En 2009, Columbia University Press a publié une traduction en anglais de l’ouvrage signée par Yu Young-Nan et Stephen Epstein. Un public international a pu découvrir le récit de Park Wan-suh.

Elle avait tout juste 14 ans quand le Japon impérial a capitulé devant les Etats-Unis. Elle était âgée de 19 ans à 22 ans quand la Guerre de Corée a ravagé la péninsule. Le récit s’achève sur cette guerre.

La question de l’identité est au coeur du récit, cependant - une personne âgée se souvient de son enfance et de sa jeunesse. Lire cette histoire, c’est entreprendre un voyage au plus profond de son identité et de sa mémoire, les murs qui définissent notre propre récit. Qui sommes-nous? Qui suis-je? A n’en pas douter la personne que vous voyez sur une photo prise quand vous étiez enfant. Vous savez bien qu’il s’agit de vous. Mais ces deux parties qui vous composent sont-elles vraiment une même personne? La personne que vous étiez dans votre jeunesse s’entendrait-elle avec la personne que vous êtes aujourd’hui? Qu’est-ce qui dans votre vie fait ce que vous êtes?

Pour Park Wan-suh, ce sont ses souvenirs d’enfance. Il s’agit de Park Wan-suh, une grand-mère âgée de 61 ans, heureuse de vivre dans la Corée de la fin des années 1990, une Corée industrialisée faite de verre et d’acier. Dans son livre, elle évoque les fermes et les champs de son enfance. Pour Park Wan-suh, ce sont ces souvenirs qui la définissent, qui disent qui elle est.

« Ceux de chez nous (les cabinets à la campagne) étaient si propres qu’on aurait pu sans problème y manger de la purée de haricots rouges. Les adultes les blayaient matin et soir avec un balai de paille de riz qui laissait de belles traces régulières. Nos cabinets étaient grands et composés de trois ou quatre compartiments. Les cloisons de bois séparaient les cabinets des adultes. Les enfants se soulageaient accroupis, les pieds à même le sol qui était de terre battue, comme celui des granges. Il était aussi légèrement en pente de sorte que les excréments descendaient tout naturellement dans la partie basse. C’est dans cette partie qu’on jetait aussi les cendres du foyer ».

« Quand j’allais aux cabinets, j’entraînais ma bande de camarades avec moi. Si après avoir joué à la dînette, l’une d’entre nous disait : « On joue à chat perché? », tout le monde suivait. De même, si quelqu’un disait : « Je vais aux cabinets. », nous nous y précipitions toutes … ».

« Si, le derrière à l’air, nous ne produisions rien, cela n’avait aucune mportance; les histoires que nous nous racontions, accroupies en rond pour faire nos besoins, étaient tellement drôles, touchant au fantastique. Elles éveillaient notre imagination, à nous qui ne connaissions que la vie monotone d’un hameau isolé».

« Par exemple, on se racontait que la chienne de chez Gpsun, après avoir mangé du maïs, avait fait une crotte en forme de maïs, mais qu’elle avait eu six petits, mais que c’était vraiment curieux, aucun n’avait son poil jaune. Ils avaient le poil ou noir, ou le poil blanc avec des taches noires ».

Les souvenirs que nous choisissons de conserver nous définissent.

Rédaction : Gregory C. Eaves (gceaves@korea.kr)
duction : Alexia Griveaux Carron
Photos: Institut de Traduction littéraire de Corée, Columbia University Press