Journalistes honoraires

14.09.2023

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Par la journaliste honoraire de Korea.net Mathilde Varboki de France


Sorti en 2021, Deux Coréennes - Souvenirs du pays d'où l'on ne peut s'échapper est un récit poignant sur la vie en Corée du Nord, qui se distingue par bien des égards des autres témoignages de réfugiés nord-coréens. L’autrice du livre étant francophone, j’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec elle début septembre.

Couverture de «Deux Coréennes ». © Site Internet de Seh-Lynn

Couverture de « Deux Coréennes ». © Site Internet de Seh-Lynn


Deux Coréennes, bien plus qu’un témoignage de réfugiée nord-coréenne

Deux Coréennes - Souvenirs du pays d'où l'on ne peut s'échapper est le témoignage d’une réfugiée nord-coréenne. C’est ce que l’on comprend immédiatement en lisant le titre de l’ouvrage, inscrit sur cette première de couverture dans laquelle le leader nord-coréen Kim Il Sung tient deux jeunes Coréennes par les épaules. Mais dès qu’on tourne le livre et qu’on commence à en lire le synopsis, on réalise que Deux Coréennes est bien plus que cela.

Il s’agit dans un premier temps du témoignage de Jihyun, une réfugiée nord-coréenne qui raconte sa vie en Corée du Nord avant sa fuite en Chine, puis au Royaume-Uni : d’une enfance heureuse à la perte de tous ses espoirs dans une société hiérarchisée et encadrée par le Parti du travail, on suit le parcours de Jihyun et l’évolution de sa perception de la société nord-coréenne.

Mais Deux Coréennes, ce sont aussi les réflexions de l’interlocutrice et porte-parole de Jihyun, la Sud-Coréenne Seh-Lynn. Ainsi, le récit dans le passé est entrecoupé de retours dans le présent, où la Nord-Coréenne Jihyun et la Sud-Coréenne Seh-Lynn échangent, telles des amies d’enfance, voire des sœurs, sur leurs sentiments et sur leur pays, la Corée.

Deux Coréennes est ainsi à la fois un témoignage qui nous invite à nous sensibiliser au sort des Nord-Coréens, une réflexion sur l’identité coréenne et un appel à la réunification de la Corée, aux retrouvailles d’un peuple qui a été séparé contre son gré par la guerre et la politique.


Mon rapport à Deux Coréennes

Bien que je sois passionnée par la géopolitique de la péninsule coréenne, je n’avais jamais lu de témoignage de réfugiés nord-coréens. J’avais certes entendu parler de certains réfugiés célèbres tels que Yeonmi Park et lu certains romans d’auteurs nord-coréens, mais je m’étais montrée assez réticente à l’idée de lire le récit de leurs périples.

Quand je suis tombée sur Deux Coréennes en librairie, cela a été un déclic : le fait qu’il s’agisse d’un récit dans lequel la réfugiée et sa porte-parole fassent toutes les deux entendre leur voix me semblait très intéressant : cela permettait de renforcer le témoignage par des réflexions, notamment présentes à travers des échanges entre Jihyun et Seh-Lynn, présents dans le récit.

Un autre point fort de Deux Coréennes, c’est que le récit a été écrit en français ! À ma connaissance, c’était le premier témoignage sur la Corée du Nord directement écrit dans la langue de Molière. Les propos n’ayant pas été traduits (« traduire, c’est trahir », pourront dire certains), j’ai pu apprécier les mots, les tournures et les expressions que l’autrice, Sud-Coréenne et en contact direct avec Jihyun, avait choisis. Cela a sans aucun doute participé à la transmission des émotions et sentiments de l’autrice, et rendu cette lecture encore plus touchante.

Ayant beaucoup apprécié son ouvrage, j’ai contacté Seh-Lynn afin de lui demander de m’accorder un entretien qui aurait pu m’en apprendre davantage sur les origines du livre, sur sa manière de travailler et sur les messages qu’elle a voulu faire passer dans Deux Coréennes.


Entretien avec l’autrice de Deux Coréennes, Seh-Lynn

Après m’être présentée à Seh-Lynn en tant que journaliste pour Korea.net, nous avons discuté du rôle de la Hallyu comme portée d’entrée de la Corée. Contente de l’intérêt porté à son travail, Seh-Lynn a ensuite répondu avec passion à mes questions pendant près d’une heure.

Mathilde Varboki : Deux Coréennes partage une expérience de la vie en Corée du Nord, tout en questionnant l’identité coréenne. En cela, le récit se distingue des autres témoignages de Nord-Coréens.

Seh-Lynn : Je pense être une des premières à aborder ce thème. La plupart des témoignages s’attardent sur la violence, la torture, les abus… sur le côté « sensationnel ». Généralement, ce sont des ghostwriters (nègres littéraires) anglophones qui écrivent les témoignages des Nord-Coréens. Ils approchent le réfugié en question en leur proposant d’écrire leur récit et travaillent avec un interprète ou un traducteur. À cause de leur style journalistique, ces récits formatés ne permettent pas d’exprimer les sensations vécues du réfugié. Ce que je pense avoir réussi à faire, c’est justement de créer une voix personnelle qui se connecte au lecteur.

Comment avez-vous trouvé cette « voix personnelle » ?

Cela m’a pris beaucoup de temps. Après tout, Jihyun et moi avons mis cinq ans à écrire ce livre ! J’ai beaucoup travaillé sur cet aspect parce que d’une part, il fallait que cette voix représente à la fois moi et Jihyun, et d’autre part, parce que je voulais transmettre des émotions. J’ai donc choisi le pronom personnel « je », qui permettait à l’autrice, à la narratrice et au personnage de faire une seule, et ainsi de transmettre les émotions. Comme je suis Sud-Coréenne, j’ai un vécu qui est différent de celui de ma protagoniste. Au départ, je ne voulais pas me révéler en tant qu’autrice, car il s’agissait du récit d’une réfugiée nord-coréenne. Mais au fur et à mesure de l’écriture, je me suis rendu compte que ma voix était également nécessaire.

Pouvez-vous revenir sur votre première rencontre avec Jihyun Park ?

Lorsque j’ai rencontré Jihyun, j’avais peur. Je ne savais pas quoi faire avec cette Nord-Coréenne que je voyais pour la première fois. On ne m’avait jamais appris comment me comporter en face d’une Nord-Coréenne, c’était un sujet tabou en Corée du Sud ! Quand j’étais à l’école primaire, j’ai eu une éducation « anti-communiste », j’avais subi un lavage de cerveau : on pensait que tous les Nord-Coréens étaient des individus dangereux et qu’il fallait s’en méfier. Quand je me suis retrouvée devant Jihyun pour la première fois, c’était chez elle à Manchester, pour tourner un documentaire d’Amnesty International. J’étais complétement désemparée et je ne savais pas comment me comporter. Devais-je être aimable, polie, heureuse ? Méfiante, froide, en colère ? J’étais incapable de gérer la situation.

Cette rencontre a-t-elle été un tournant dans votre parcours personnel ?

Ma rencontre avec Jihyun m’a permis de me rendre compte qu’il n’y avait pas qu’une seule façon de voir la Corée du Sud et la Corée du Nord. Ce questionnement a déclenché en moi une crise d’identité en tant que Coréenne. Pas au niveau individuel, mais au niveau national : finalement, cela voulait dire quoi « être Coréenne » ? Il ne fallait pas que j’oublie l’autre moitié de cette Corée, que j’avais toujours nié. J’avais conscience de son existence mais j’avais refusé d’y réfléchir. J’avais refusé de l’admettre et à chaque fois qu’on me questionnait, je disais que la Corée du Nord n’était pas mon pays. Je me définissais uniquement en tant que Sud-Coréenne. Depuis ma rencontre avec Jihyun, je me confronte davantage à ces questions.

Pensez-vous que Deux Coréennes puisse aider les Sud-Coréens à se questionner sur leurs préjugés à l’égard de la Corée du Nord ?

J’espère que cela a fait un déclic. Je l’ai vu récemment lors d’une conférence en Corée. Une dame qui devait avoir la cinquantaine m’a demandé si je pensais qu’elle avait aussi subi un lavage de cerveau. Je n’ai pu m’empêcher de sourire, car il s’agissait pour moi d’un signe de victoire : si les gens commencent à se poser des questions, ma mission est réussie. Si un livre peut déclencher quelque chose chez son lecteur, même si ce n’est qu’une simple interrogation, c’est le début de quelque chose. J’ai donc répondu à cette dame en m’appuyant sur mon expérience, en lui disant que je pensais avoir subi ce lavage de cerveau. D’une certaine façon, nous l’avons tous subi : Jihyun de son côté, et moi du mien. Nous avons vécu avec une représentation du monde basée sur notre éducation.

De par son sujet, on pourrait penser que Deux Coréennes s’adresse aux Coréens, qu’ils viennent du Nord ou du Sud. Dans ce cas, pourquoi l’avez-vous rédigé en français ?

Le français est la langue dans laquelle j’exprime mieux les émotions. J’ai vécu dans des pays d’Afrique francophone et j’ai passé un baccalauréat français avant de faire des études à la Sorbonne. On peut dire que je suis un produit de l’éducation française ! Je parle coréen et anglais, mais on parle ici d’écriture, d’un récit personnel. Le français était la langue qui m’allait le mieux pour ce travail. J’en ai parlé à Jihyun et je me suis excusée auprès d’elle car ce livre aurait dû être écrit en anglais pour que plus de monde puisse connaître son histoire. Elle m’a rassuré en me disant qu’on s’occuperait plus tard de la traduction. Le plus important, c’était qu’on puisse communiquer en coréen et que je puisse écrire dans de bonnes conditions.

Comment s’est déroulé le processus d’écriture de Deux Coréennes ?

C’était la première fois que j’écrivais un livre. Il fallait rétablir l’ordre chronologique des événements, vérifier les faits historiques… Je me suis souvent retrouvée face à une page blanche, sans savoir quoi faire. J’ai donc engagé une consultante spécialisée dans l’histoire de l’Asie du Sud-Est, qui a vérifié tous les faits. Je faisais confiance à Jihyun, mais je n’étais pas une experte de la Corée du Nord. Or, il fallait que je sois certaine de la véracité des propos car je n’écrivais pas un roman mais un témoignage. Je ne voulais pas que quelqu’un le lise plus tard et me dise que certains propos étaient faux. Ce n’était pas un exercice facile du tout. Comme je n’avais pas confiance en mon style et mon écriture, j’ai aussi intégré un atelier d'écriture.

Comment avez-vous travaillé avec Jihyun, qui ne parle pas français ?

Bien que Jihyun ne lisait pas le français, il fallait tout de même que je lui partage ce que j’avais écrit. J’écrivais donc un chapitre en français, je le faisais traduire en anglais et elle lisait la traduction. On avançait comme cela, au fur et à mesure, pour être sûre qu’elle était d’accord avec ce que j’écrivais. Les chapitres étaient traduits en anglais car je savais que Deux Coréennes finirait par être publié dans cette langue. La version anglaise a ensuite été traduite en coréen. Beaucoup de langues sont donc impliquées dans cet ouvrage, mais cela fait partie de qui on est, de notre identité. Deux Coréennes a aussi été traduit en chinois et le sera en tchèque en octobre.

C’est étonnant de voir un témoignage sur la vie en Corée du Nord traduit en tchèque !

La République tchèque fait partie de l’Europe de l’Est, qui appartenait au bloc communiste durant la Guerre Froide. Tout comme les Coréens, les Tchèques ont subi des événements historiques qui ont divisé leur pays, sous l’influence du communisme. Quand ils ont découvert Deux Coréennes, cela leur a tout de suite parlé. Mon parcours et celui de Jihyun leur sont très familiers et ils veulent comprendre comment les Coréens vivent cette division. Ils ressentent la même chose : amertume, mélancolie… Pour inaugurer la sortie du livre, nous avons été invitées à parler à l’université de Bratislava et à l’université de Prague. Pour vous dire que cela les intéresse !

En fait, Deux Coréennes est un témoignage à la portée universelle.

Quand j’écrivais Deux Coréennes, je n’avais aucune idée de l’impact que le livre allait avoir. Pour moi, il s’agissait « juste » d’un témoignage personnel. Or les personnes en République tchèque s’intéressaient à ce livre car il illustre une histoire de division. Ils voulaient que cette expérience soit partagée avec des jeunes, qui sont l’avenir. L’Ukraine est juste à côté et ils vivent ces événements au vif. Pour moi, la définition d’un bon écrivain, c’est celui qui arrive le mieux à transmettre les émotions. Quand un lecteur originaire d’un pays en conflit tel que le Congo, l’Ukraine, l’Algérie ou l’Afghanistan, me dit que mon histoire n’est pas coréenne mais universelle et qu’il comprend les émotions que je cherche à transmettre, cela me redonne confiance et confirme que ce que je fais n’est pas en vain.

Avez-vous d’autres activités en parallèles de celles que vous menez pour Deux Coréennes ?

Ces dernières années, j’ai fait partie de l’entité gouvernementale Peaceful Unification Advisory Council, qui promeut la réunification coréenne. En tant que volontaire, j’y ai mené de nombreuses activités avec des Sud-Coréens et des Nord-Coréens. Je n’ai pas renouvelé le contrat car j’étais trop occupée par Deux Coréennes. Je passe aussi beaucoup de temps à Séoul et comme mon emploi du temps est très chargé, j’ai décidé de faire une pause.

Avez-vous d’autres projets, liés ou non à Deux Coréennes ?

Beaucoup de personnes me demandent si je vais sortir un deuxième livre ! Mais à vrai dire, il me reste encore beaucoup à faire pour Deux Coréennes. J’aimerais continuer à mener des conférences. J’aimerais beaucoup que le livre sorte en espagnol et en allemand, mais aussi qu’il puisse un jour être adapté en film pour atteindre une audience plus importante encore. Avant d’écrire Deux Coréennes, je pensais que la maison d’édition s’occuperait de tout, mais cela n’est pas le cas et je dois donc contacter beaucoup de personnes pour avancer dans mon travail.

Comptez-vous à nouveau collaborer avec Jihyun Park ?

Jihyun a obtenu un fonds du ministère de l’Unification pour organiser des événements liés à la réunification de la Corée, les droits de l’Homme et la paix. Nous allons essayer d’organiser un événement multiculturel qui touchera à tous les domaines de l’art, avec des réfugiés Nord-Coréens, des Sud-Coréens et d’anciens combattants de la guerre de Corée. Nous voulons montrer que c’est par l’art que se fera la plus belle réunification coréenne. Si les réunions politiques sont importantes, c’est avant tout la mission de l’art, dans sa forme la plus pure, de réunir la Corée du Nord et la Corée du Sud. C’est aussi le rôle de la littérature, d’où l’importance de travaux comme Deux Coréennes. C’est pour ça que je continue d’aller au contact des personnes pour essayer de les toucher. C’est ma vocation.


Encore merci à Seh-Lynn pour avoir eu la gentillesse et le temps de m’accorder cet entretien. J’espère qu’il aura donné envie aux lecteurs de Korea.net de lire Deux Coréennes et de s’intéresser aux témoignages des réfugiés nord-coréens !


Entretien réalisé par appel téléphonique sur Whatsapp le mercredi 6 septembre 2023.


* Cet article a été rédigé par une journaliste honoraire de Korea.net. Présents partout à travers le monde, nos journalistes honoraires partagent leur passion de la Corée du Sud à travers Korea.net.

caudouin@korea.kr