Une scène de « Lee Chang-dong: The Art of Irony » © JIFF
Par Jung Joo-ri
Que faites-vous quand vous êtes impressionné par un grand chef-d'œuvre ? Chacun peut exprimer à sa manière son admiration. Alain Mazars, quant à lui, a réalisé un documentaire afin de retracer le parcours de son cinéaste fétiche: Lee Chang-dong.
Né en 1955 à Paris, Mazars a réalisé plus de 20 courts, moyens et longs-métrages et documentaires, dont des films sur des cinéastes tels que Douglas Sirk, Jacques Tourneur et Atom Egoyan.
Il y a quelque vingt ans, le réalisateur français a regardé « Peppermint Candy » (2000) de Lee. Fasciné par ce film, il a dévoré depuis lors des films et des nouvelles de Lee et a fini par réaliser un documentaire : « Lee Chang-dong: The Art of Irony » (2022).
Le documentaire fait la lumière sur l'univers artistique du réalisateur Lee. Né en 1954 à Daegu, Lee était professeur de langue coréenne et a ensuite travaillé comme poète. À l'âge de 40 ans, il a fait ses débuts en tant que réalisateur avec son film « Green Fish » (1997). Ses films « Secret Sunshine » (2007), « Poetry » (2010) et « Burning » (2018) ont été présentés en compétition au Festival de Cannes. En 2010, Lee a remporté le prix du scénario pour « Poetry » à la 63ème édition du Festival.
Après sa présentation à la 23ème édition du Festival international de film de Jeonju (Jiff), le documentaire a été présenté au Festival international du documentaire d'EBS (EIDF) le mois dernier. Il est également invité au Festival Lumière de Lyon, qui se déroulera du 15 au 23 octobre. Korea.net a interviewé en ligne le cinéaste français qui prépare en France son prochain projet lié à la Birmanie.
Alain Mazars © Alain Mazars
- Qu'est-ce qui vous a amené à réaliser un documentaire sur le réalisateur Lee Chang-dong ?
Ma première approche avec l’œuvre de Lee Chang-dong a eu lieu en 2000, à la projection de son second film « Peppermint Candy » dans le cadre de « la Quinzaine des Réalisateurs » du Festival de Cannes. Très impressionné par l’audace formelle de ce film avec sa construction à rebours, ce fut pour moi un premier choc cinématographique. Puis, en 2003, grâce au critique français de la revue de cinéma « Positif », N.T. Binh, qui a distribué en France son troisième film, ce fut la découverte d’« Oasis », pour moi un authentique chef d’œuvre, qui m’a stupéfié par la singularité de son sujet, l’intelligence de son scénario, la force de sa mise en scène et l’interprétation incroyablement convaincante de ses acteurs. Après avoir découvert les trois films suivants du cinéaste - « Secret Sunshine » (2007), « Poetry » (2010) et « Burning » (2018), pour moi trois autres chefs d’œuvre, mais aussi « Green Fish » (1997), son premier long métrage, inédit en France, film de genre parfaitement maîtrisé et déjà très personnel, l’idée d’un documentaire consacré à Lee Chang-dong s’est imposée.
- Quel a été le processus de préparation du documentaire ?
J’ai alors écrit un scénario très détaillé, inspiré au départ par un entretien écrit de Lee Chang-dong par N.T. Binh pour la revue « Positif ». Par l’intermédiaire de ce dernier, j’ai ensuite contacté le cinéaste qui a accepté l’idée du projet. Puis, avant de proposer celui-ci au producteur français Jean-Fabrice Barnault de Movie Da spécialisé dans les documentaires sur le cinéma, en accord avec la production coréenne Pinehouse qui a produit les films de Lee Chang-dong.
Une scène de « Lee Chang-dong: The Art of Irony ». Le réalisateur Lee reste debout dans le tournage de « Peppermint Candy ». © JIFF
- Le documentaire montre plusieurs endroits où le réalisateur Lee a filmé ses œuvres. Ces lieux comprennent Séoul, Paju, Miryang et plusieurs villes. Quel endroit vous a laissé la plus grande impression et pourquoi ?
Je devais me rendre en mars 2020 à Séoul, accompagné de N.T. Binh pour le tournage de ce documentaire, mais malheureusement, la pandémie mondiale du Covid-19 a rendu impossible notre déplacement en Corée du Sud . Il a finalement été décidé que la seule solution, pour que ce documentaire puisse exister, était de réaliser celui-ci par Zoom. Je ne vous cache pas que ce fut pour moi une vraie frustration, car la finalité de mon projet était double : rencontrer et filmer moi-même le grands artiste Lee Chang-dong, bien sûr, mais aussi découvrir la Corée du Sud que je n’avais jamais visitée, à travers son œuvre filmique et littéraire. Mais mon admiration pour l’œuvre de Lee Chang-dong était telle que je ne pouvais pas renoncer à ce projet qui comptait vraiment beaucoup pour moi. Concrètement, je devais réaliser le film à distance, en restant en France, depuis mon domicile. Pour moi, c’était une expérience d’autant plus improbable que j’avais jusqu’ici été très réfractaire à ce type de communication (À distance par zoom ou un équivalent). Pourtant, grâce à la prouesse de moyens techniques adaptés aux situations, mais aussi l’efficacité de la traductrice coréenne kyoung Hee Cho, un dialogue permanent a pu avoir lieu durant toute la durée du tournage en Corée du Sud avec Lee Chang-dong et les intervenants que j’avais décidé d’interroger. Le tournage a eu lieu, réparti sur 16 journées, en septembre-octobre 2021.
- Le documentaire montre d'abord la dernière œuvre du réalisateur Lee, « Heartbeat », puis son premier film, « Green Fish », à la fin. Y a-t-il une raison pour laquelle vous avez choisi de le montrer dans cet ordre ?
La décision d’ordre chronologique inversé dans l’évocation des œuvres de Lee Chang-dong a été prise dès le début de l’écriture du scénario. Elle découlait pour moi naturellement de la construction à rebours de « Peppermint Candy » qui a été le premier film du réalisateur Lee que j’ai découvert.
Il s’agissait pour moi d’amener celui-ci à explorer les étapes de son vécu en revisitant les décors de ses œuvres successives, en régressant dans le temps, et de tenter de l’accompagner jusqu’à une remémoration de moments de son enfance, qui pourraient contenir les racines de son inspiration artistique.
Une scène de « Lee Chang-dong: The Art of Irony ». Le réalisateur Lee discute avec Moon Sung-keun, qui a joué dans le film « Green Fish ». © JIFF
- Votre documentaire couvre en profondeur la vie du réalisateur Lee. Il est difficile d'expliquer sa vie sans laisser de côté l'histoire de la Corée moderne, qui a dû vous sembler relativement peu familière.
Avec ce documentaire, il s’agissait pour moi non seulement de proposer le portrait d’un artiste que j’admire, mais aussi de le mettre en relation avec l’histoire du pays dans lequel il vit. Quand j’ai écrit le scénario, je connaissais très peu de choses sur la Corée moderne. À la fin du tournage et du montage, grâce aux témoignages de Lee, mais aussi de ses collaborateurs - actrices, acteurs, co-scénariste - j’ai effectivement découvert des faits et réalités ayant inspiré à la fois « Peppermint Candy » et ses premiers écrits de fiction qui m’ont troublé, en particulier l’impact émotionnel des événements de Gwangju sur les écrivains de la génération de Lee Chang-dong, à l’époque où ce dernier était encore romancier.
- Quel est votre souvenir le plus marquant du tournage de ce documentaire ?
Le jour en Corée correspondant à la nuit en France à cause du décalage horaire, j’avais l’impression de vivre « un rêve éveillé ». J’ai été très impressionné par tous ces lieux filmés qui restent très inscrits dans ma mémoire. Le décor naturel qui m’a le plus troublé est peut-être celui de « Poetry », parce qu’il m’a rappelé les paysages du nord de la Chine proche de la frontière coréenne, où j’ai vécu durant un an par le passé, en tant que coopérant enseignant en 1978.
Une scène de « Lee Chang-dong: The Art of Irony ». Le réalisateur Lee raconte son enfance dans son école primaire à Daegu. © JIFF
- Vous avez qualifié le cinéma du réalisateur Lee d'« art de l'ironie ». Était-ce votre pensée avant de filmer le documentaire ou après ?
Même si pour moi, le grand art de Lee Chang-dong, très complexe et savant, ne peut bien sûr pas se résumer à ce seul aspect, l’idée du titre « l’art de l’ironie » a déterminé l’axe principal que je souhaitais adopter dès l’écriture du scénario. Tout au long de notre voyage d'exploration dans l’espace et dans le temps autour d’une œuvre, nous nous interrogeons sur les personnages principaux de ses films, car l’ironie de Lee Chang-dong tourne auteur d’eux : c’est de l’ironie de leurs destins dont il est question. À quelle logique obéissent ces personnages ? Comment la société, l’environnement et le contexte historique dans lesquels ils vivent agissent sur eux ? Qui sont les acteurs ou actrices qui vont les incarner ? Comment Lee Chang-dong parvient-il à les concevoir et à les mettre en scène ? Ne sont-ils pas les clefs de sa personnalité, de sa vision de l'être humain et du monde ? Et où se situe Lee Chang-dong par rapport à eux ? C'est à ces interrogations que nous avons tenté de répondre tout au long de notre film.
- Que voudriez-vous dire aux lecteurs de Korea.net qui ont l'intention de regarder « Lee Chang-dong: The Art of Irony » ?
L’objectif premier de ce documentaire est de susciter un désir de cinéphile chez celui qui aura la curiosité de le regarder. Si un spectateur occidental comme moi, d’un pays très éloigné de la Corée du Sud, est enthousiasmé par l’œuvre de Lee Chang-dong au point de lui consacrer un long métrage, c’est peut-être la preuve de son caractère essentiel et universel. À ceux qui n’ont pas encore vu les films de Lee Chang-dong, je voudrais dire de découvrir tous ses films sans tarder, de préférence sur grand écran, car il s’agit vraiment de films pour le cinéma d’un très grand artiste, nous interrogeant sur le devenir de l’Homme dans le monde d’aujourd’hui.
etoilejr@korea.kr