Journalistes honoraires

18.10.2024

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Par Danielle Tartaruga, journaliste honoraire de Korea.net

Il y a quelques jours, Han Kang recevait le prix Nobel de littérature 2024, c’était la première fois qu’une femme née en Asie se voyait attribuer ce prestigieux prix pour son œuvre littéraire. Plusieurs romans ont été publiés en France par de petites maison d’édition dès 2016 : De Crescenzo Éditions avec le livre « Pars, le vent se lève » et également plusieurs livres par l’éditeur le Serpent à plumes, société de Pierre Bisiou, qui est également traducteur du dernier livre de Han Kang, « Impossibles adieux », paru chez Grasset.

Pierre Bisiou a tout de suite apprécié les immenses qualités littéraires de l’autrice et a souhaité traduire et éditer ses livres. Elle n’était pas du tout connue à l’époque (il y a déjà une dizaine d’années) et la Corée assez peu également, pourtant Pierre Bisiou a toujours cru en elle, conscient de ce talent exceptionnel, qu’il fallait faire découvrir dans les pays francophones ! J’ai souhaité rencontrer Pierre pour qu’il nous raconte… le début de l’histoire.


Pierre Bisiou, Han Kang et Kyung-ran Choi. © Pierre Bisiou

Pierre Bisiou, Han Kang et Kyung-ran Choi. © Pierre Bisiou


Danielle Tartaruga : Bonjour Pierre Bisiou, vous êtes éditeur et traducteur, pourriez-vous nous présenter votre parcours.

Pierre Bisiou : Bonjour. J’ai débuté dans l’édition avec l’aventure de la revue Le Serpent à plumes, en 1989. En 1993 nous avons lancé la maison d’édition dont la ligne était la littérature contemporaine, française et étrangère. Jusqu’en 2004 je dirigeai la collection de poche Motifs (200 titres, près de 100 pays représentés). Puis la maison a été rachetée et nous avons été tous licenciés. J’ai monté alors une petite structure, Ubu, qui a publié une douzaine de romans, toujours sur cette même ligne éditoriale. En 2014 j’ai racheté Le Serpent à plumes avec un ami. C’est là qu’en 2016 je publiais pour la première fois Han Kang. Malheureusement de rachats en rachats Le Serpent à plumes a une nouvelle fois été absorbé par un groupe et a disparu corps et biens. J’ai alors tenté le pari audacieux d’une nouvelle maison d’édition consacrée aux polars coréens. Une belle aventure qui a pris fin il y a un an.

Vous êtes un des premiers à avoir pris conscience des qualités littéraires exceptionnelles de Han Kang, pourriez-vous nous relater cette rencontre ?

Dans l’idée de déclencher des publications, des organismes coréens financent parfois des traductions avant même qu’un éditeur étranger ne les réclame. C’est ce qui s’est passé en 2014 pour La végétarienne. Le roman avait été traduit puis mis sur le marché, atterrissant au petit bonheur la chance chez différents éditeurs.

Je ne l’avais pas reçu, mais Kyungran Choi, ma binôme de traduction, oui. Elle me le fit lire. Quel choc. Je n’avais jamais entendu parler de cette romancière, Han Kang, mais je fus immédiatement et totalement conquis par son récit et son écriture.

Les principales maisons d’éditions n’en voulurent pas, je pus donc en acquérir les droits sans trop de difficulté. La végétarienne parut au Serpent à plumes en mai 2015, c’était le début d’une formidable rencontre.

À une époque où la République de Corée était encore très peu connue du grand public, pourquoi avoir pris la décision de traduire, puis d’éditer Han Kang ?

Mme Choi, traduisait depuis longtemps de la littérature coréenne, notamment pour les éditions Philippe Picquier. Elle m’avait proposé de l’accompagner dans ce travail passionnant, bien que je ne parle pas coréen. Quand le manuscrit de La végétarienne est arrivé, j’étais déjà sensibilisé à cette littérature et j’avais déjà des projets en ce sens. Ceci étant, je n’ai pas publié La végétarienne parce que l’autrice était coréenne, mais parce que le livre était éblouissant.

Han Kang, librairie Le Divan, Paris 15e, 2016. © Pierre Bisiou

Han Kang, librairie Le Divan, Paris 15e, 2016. © Pierre Bisiou


On dit souvent que ce sont les petits éditeurs qui prennent tous les risques lorsque les écrivains sont peu connus, avez-vous pris ce risque avec Han Kang ou le succès a-t-il été immédiat dans les pays francophones ?

Ce fut tout simplement un désastre commercial. Je crois qu’à ce jour il s’en est écoulé moins de 400 en première édition. Les lecteurs ne s’intéressaient guère à la Corée. L’écriture de Han Kang était trop exigeante, peut-être. Nous n’avons pas non plus su susciter l’intérêt de la presse ou des libraires. Et pourtant l’autrice était venue en France, tout aurait été possible. Mais ça ne s’est pas fait. Néanmoins, j’ai insisté, publiant chaque année un nouveau roman de Han Kang.

D’ailleurs, pourquoi la littérature coréenne vous passionne-t-elle ?

Toute littérature me passionne. J’ai une assez belle collection de littérature finlandaise chez moi, une autre d’auteurs du continent africain.

Mais il est vrai que le vivier des autrices et auteurs de Corée est particulièrement riche. Quelle serait l’explication ? Il me semble que la littérature Coréenne a vécu longtemps en se nourrissant d’elle-même. Peut-être a-t-elle été influencée par la Chine, ou le Japon, mais elle a été peu marquée par la culture européenne. Cela lui donne, pour nous lecteurs occidentaux, une réelle valeur ajoutée. Lire un roman coréen, c’est sortir de nos habitudes, de nos codes. Il ne s’agit pas juste d’exotisme, de différences culturelles, mais d’un autre ensemble de références dans lesquelles il est très plaisant de se perdre.

Comment avez-vous procédé pour détecter au fil des ans tous ces écrivains, ou plutôt écrivaines car elles sont majoritaires – quel fut le processus ?

Je dois tout à Mme Kyungran Choi ! C’est elle qui m’initie la première à cette littérature, c’est elle qui me fait rencontrer, il y a une quinzaine d’années, Jeong You-jeong, Kim Un-su, Kim Young-ha, Haïlji… et bien sûr Han Kang.

Plus tard, avec Irene Rondanini, qui travaillait avec moi chez Matin calme, nous avons fait un important travail de prospection lors des foires de Francfort, nous campions presque durant trois jours sur l’espace de la Corée. Je continue d’échanger depuis avec de très nombreux éditeurs et agents en Corée.

Enfin j’essaye d’être à l’écoute des conseils des autrices et auteurs – certains aiment partager leurs coups de cœur pour des camarades, c’est très précieux.

Il faut recouper tout cela, tenter des choses, s’efforcer de détecter très en amont les nouveaux talents, prendre des risques. C’est le cœur du métier d’éditeur.

Il y a beaucoup de femmes, d’autrices Coréennes qui font de belles percées actuellement dans les pays francophones, avez-vous une explication à cela ?

J’ai posé la question à des autrices et les réponses variaient. Certaines estimaient qu’elles avaient leur juste part « naturelle » sur le marché de l’édition – donc environ la moitié des publications. D’autres soulignaient l’importance prise par le mouvement #MeToo en Corée, qui a changé la représentation des femmes dans le pays. Je penche pour cette dernière explication, tout en reconnaissant qu’elle n’explique probablement pas tout. Quoi qu’il en soit, c’est un fait, les femmes occupent aujourd’hui une place centrale dans la littérature coréenne traduite en France, c’est une chance formidable pour nos lectrices et nos lecteurs.

Han Kang travaillant dans un café du 14e à Paris. © Pierre Bisiou

Han Kang travaillant dans un café du 14e à Paris. © Pierre Bisiou


Quels sont les livres d’Han Kang que vous avez édité et comment s’est passée la relation autrice-éditeur à l’époque ?

J’ai publié quatre romans de Han Kang à l’époque du Serpent à plumes : La végétarienne, Celui qui revient, Leçons de grec et Blanc.

S’agissant de littérature traduite, l’éditeur étranger est toujours un peu frustré car il ne peut pas travailler le texte avec l’autrice. Nous avons donc un rapport basé essentiellement sur la promotion – au sens large, pas seulement commerciale – du livre.

Han Kang est venue à plusieurs reprises en France pour présenter ses livres. Elle s’est toujours montrée d’une patience et d’une bienveillance infinie. Travailler avec elle est réellement un bonheur. Elle est toujours paisible, attentive, disponible. Et passionnante à entendre. C’est une perle.

Vous êtes traducteur en binôme avec Kyungran Choi du dernier livre d’Han Kang Impossibles adieux aux éditions Grasset, ce livre a déjà reçu le prestigieux prix Médicis étranger en 2023, à présent le prix Nobel de littérature, ce sont de grandes fiertés, non ?

Oui, de la fierté bien sûr. Ceci posé, nous ne sommes que des éditeurs ou des traducteurs, nous aidons juste à transmettre d’une langue vers une autre. Le sentiment dominant, en apprenant ces succès de Han Kang, je crois que ce fut chaque fois la joie, une joie immense, intense. Quand d’un coup vous voyez la planète entière se passionner pour une œuvre à laquelle vous n’avez cessé de croire, parfois bien seul, c’est un formidable bonheur. Ce n’est même pas un sentiment de revanche, c’est une libération.

On peut vous qualifier de dénicheur de talents, vous avez en effet permis de faire découvrir des autrices telles Seo Mi-Ae, Jung Jaehan, Kim Un-Su et tant d’autres dans les pays francophones, ceci par le biais de votre dernière société d’édition Matin calme spécialisée dans les polars. Je sais que c’est un épisode douloureux de votre carrière car l’activité de la société s’est arrêtée il y a un an, mais j’aimerais que vous nous donniez votre point de vue, est-ce le prix à payer pour toutes les petites sociétés d’édition ? Dénicher est-il incompatible avec rentabilité ? Faudrait-il plus de soutien ?

Découvrir et périr ? Je ne sais pas. Ce serait une équation si terrible. Mais c’est en partie l’expérience que j’ai eu de l’édition. On peut aussi penser que c’est une question de focale, que les « grandes » maisons d’édition connaissent les mêmes difficultés mais cela se voit moins car dans une grosse structure, la marque supplante l’éditeur ? J’imagine qu’il n’y a pas de loi absolue, mais que sans doute les « petites » maisons, parce qu’elles sont plus libres, prennent plus de risques et peuvent donc aller plus loin dans leurs découvertes. Nous aurions besoin de lecteurs plus curieux, parfois.

Quels sont vos projets actuels ? Sont-ils toujours tournés vers la littérature coréenne ?

Avec Kyungran Choi, nous sommes sur une nouvelle traduction. Un recueil d’une autrice coréenne absolument grandiose. J’espère que vous verrez cela bientôt, encore quelques mois de patience, cela en vaut la peine !

Depuis l'attribution du prix Nobel, la presse annonce aujourd'hui que les romans de Han Kang dépassent déjà le million d'exemplaires vendus !

Merci Pierre Bisiou et Kyungran Choi ! et nous attendons avec impatience que votre exceptionnel binôme nous fasse encore découvrir d’autres merveilleuses(eux) écrivaines et écrivains.

Encore toutes nos félicitations à Han Kang !


Han Kang recevant le prix Médicis Etranger, 2023. © Pierre Bisiou

Han Kang recevant le prix Médicis Etranger, 2023. © Pierre Bisiou



* Présents partout à travers le monde, les journalistes honoraires de Korea.net ont pour mission de faire connaître et partager leur passion de la Corée et de la culture coréenne au plus grand nombre.

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