Par Lantou Onirina

Je suis entrée dans la culture coréenne via le cinéma. C’est pourquoi je ne manque jamais l’occasion de me rendre chaque année au Festival du Film Coréen (FFCP) à Paris. Durant cette période, je profite avec boulimie de tous les films programmés, je les regarde tous, ou presque.

J’ai remarqué que le cinéma coréen explore de plus en plus des figures féminines fortes et ancrées dans le quotidien. Déjà en 2021, j’avais adoré le film d’ouverture du festival : Ok! Madam de Lee Cheol-ha qui mettait en scène une héroïne du quotidien confrontée à une menace extraordinaire. Une vendeuse de beignets et son mari, partis en vacances pour la première fois, se retrouvent piégés dans un avion détourné par des terroristes, révélant alors des compétences insoupçonnées qui font d’elle une héroïne du quotidien prête à tout pour protéger sa famille. Derrière son ton burlesque et son rythme effréné, le film dévoile une femme ordinaire qui, face à une situation de crise, révèle une force insoupçonnée.

Mais ces dernières années, il me semble que le cinéma coréen tend à ancrer encore plus ces figures féminines dans des réalités sociales et économiques complexes, où les obstacles ne sont pas seulement physiques, mais profondément liés aux transformations de la société. En 2023, j’ai découvert Smugglers et en 2024 Citizen of a Kind qui dépeignent des héroïnes luttant pour leur survie et leur dignité dans un monde en pleine mutation.

Ces portraits de femmes reflètent la tension entre tradition et modernité en Corée, où les normes culturelles et les avancées modernes coexistent parfois difficilement.


Smugglers : Les haenyeo, gardiennes d'une tradition face aux réalités de la modernité

Dans Smugglers, réalisé par Ryoo Seung-wan, l’action se déroule dans les années 1970 et suit un groupe de haenyeo, ces célèbres plongeuses en apnée de l’île de Jeju, reconnues pour leur endurance et leur indépendance. Plongeant sans équipement pour récolter des fruits de mer, les haenyeo sont des figures symboliques de la culture coréenne. Elles représentent une tradition de travail féminin collectif, où la subsistance de la communauté dépend de leur force et de leur courage. Mais face à la modernisation et aux pressions économiques, ces femmes sont contraintes de s’engager dans des activités de contrebande pour survivre.

Le film montre la façon dont ces femmes, malgré leur attachement aux valeurs traditionnelles d’autonomie et de solidarité, se retrouvent poussées à adapter leur mode de vie face aux réalités économiques. La contrebande devient un choix de survie, une adaptation forcée à un monde où leur art et leur autonomie risquent de disparaître sous les assauts de la modernisation et du tourisme croissant.

En représentant cette lutte entre un mode de vie ancestral et des pressions contemporaines, Smugglers met en lumière la résilience des haenyeo, qui continuent de faire face aux changements en s’appuyant sur les valeurs de la communauté et du travail collectif. Ce portrait souligne la dualité entre tradition et adaptation, un défi auquel beaucoup de communautés en Corée sont confrontées aujourd’hui.


Citizen of a Kind : Une entrepreneuse en quête de justice dans un monde moderne hostile

Dans Citizen of a Kind de Park Young-ju, l’héroïne est une entrepreneuse modeste dont le commerce est détruit dans un incendie. En tentant de se reconstruire, elle est victime d’une arnaque téléphonique orchestrée par un gang chinois se faisant passer pour sa banque, la dépouillant de 32 000 €. Le film illustre ici une réalité contemporaine : des individus, souvent vulnérables économiquement, piégés par les avancées technologiques qui se retournent contre eux.

Lorsque la police ne prend pas sa plainte au sérieux, elle décide de prendre les choses en main et, avec l’aide de ses amies, se rend en Chine pour récupérer son argent et rendre justice elle-même. Cette quête de justice incarne le courage ordinaire de femmes qui doivent faire face à l’indifférence des autorités dans des situations de précarité. Elle montre aussi la dualité entre le soutien social qu’elles trouvent auprès de leurs pairs et les dangers d’un monde moderne où la technologie permet aussi l’exploitation et l’abus.

En suivant cette héroïne déterminée, Citizen of a Kind expose les dilemmes moraux auxquels de nombreuses femmes sud-coréennes font face, entre l’idéal de l’entrepreneuriat moderne et la réalité d’un environnement qui peut se montrer impitoyable. Ce portrait de la modernité, où l’illusion de sécurité financière bascule en quelques secondes, montre l’héroïsme discret de celles qui, malgré des moyens limités, choisissent de se battre.

Le genre au service de la dualité : policier, violence et humour noir

Smugglers et Citizen of a Kind puisent dans les genres du film policier et du thriller, tout en y ajoutant une touche d’humour noir typique du cinéma coréen. Dans Smugglers, les haenyeo s’embarquent dans des situations de plus en plus périlleuses, avec des moments de tension extrême tempérés par un humour grinçant, qui rend le récit à la fois poignant et ironique. Ce mélange de genres permet de créer une distance qui pousse le spectateur à réfléchir sur les pressions sociales, tout en rendant hommage à la résilience de ces héroïnes.

Dans Citizen of a Kind, l’humour noir allège la gravité du sujet – une arnaque financière – en soulignant l’absurdité d’une héroïne qui doit se rendre en Chine pour obtenir justice. Cette utilisation de la comédie noire dans des contextes dramatiques permet de souligner les contradictions de la modernité : un monde où la technologie permet aussi bien la connectivité que l’isolement et la vulnérabilité.

Entre tradition et modernité, le cinéma coréen donne voix aux héroïnes du quotidien

Les héroïnes de Smugglers et Citizen of a Kind ne sont pas seulement des personnages de fiction ; elles reflètent les défis réels auxquels les femmes en Corée sont confrontées. Ces dernières années, les questions de genre et d’égalité des droits sont devenues centrales dans les débats sociaux et politiques. En 2022, le gouvernement coréen a proposé la suppression du ministère de l’Égalité des genres et de la Famille, un projet vivement critiqué par les défenseurs des droits des femmes, qui le voient comme un recul dans la protection des droits des femmes et des minorités.

Parallèlement, la Corée a récemment fait face à une crise de crimes sexuels numériques, où des images truquées de femmes ont été diffusées sans leur consentement. Human Rights Watch souligne que le système judiciaire coréen reste souvent indifférent à ce phénomène, malgré la mobilisation de groupes féministes et des victimes elles-mêmes. Cette situation montre une société en transition, où les femmes continuent de lutter pour leurs droits et leur protection dans un contexte technologique et social complexe.

Les films Smugglers et Citizen of a Kind incarnent la tension entre tradition et innovation dans la société coréenne. En mettant en lumière des héroïnes qui, chacune à leur manière, naviguent entre les attentes culturelles et les défis modernes, ces œuvres soulignent la résilience féminine dans un contexte où les normes traditionnelles sont confrontées aux nouvelles réalités économiques et sociales. À travers des récits entre violence, humour noir et satire sociale, le cinéma coréen continue d’explorer la complexité des parcours féminins et de poser des questions sur l’avenir des traditions dans un monde en perpétuelle mutation.

En somme, ces films nous rappellent que les héroïnes ordinaires sont souvent celles qui, sans fioritures ni pouvoirs extraordinaires, incarnent le mieux la transition entre deux mondes – celui de l’héritage et celui de l’adaptation, de la résistance et de la transformation.


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